Les causes précises ne sont pas encore officiellement établies mais le drame que constitue le décès de Clément Méric, 19 ans, rappelle la place centrale que peut avoir la médecine légale dans les affaires « sensibles ». Cela fut le cas avec l’affaire Malik Oussékine, dans les premiers jours du mois de décembre 1986.
Il arrivait que Le Monde, à cette époque, relaie les communiqués de la Préfecture de police. Celui-ci avait été publié le 6 décembre :
« Dans la nuit du 5 au 6 décembre, vers deux heures du matin, le SAMU était appelé auprès d’un homme qui recevait des soins dans l’entrée de l’immeuble situé 20, rue Monsieur-Le-Prince. Transporté à Cochin, il y décédait. Au cours de la nuit, les forces de police étaient intervenues dans la même rue pour y disperser des manifestants qui se livraient à des déprédations, notamment en incendiant deux véhicules mis en travers de la chaussée. L’IGS enquête pour établir les circonstances et les causes exactes de la mort de la victime, M. Malik Oussekine, étudiant à Dauphine (vingt-deux ans). Elle invite tous les témoins éventuels à se faire connaître en téléphonant à la préfecture de police au 42-77-11-00, poste 3453. »
L’affaire Malik Oussékine commençait, portant le nom d’un jeune homme âgé de 22 ans. Etudiant franco-algérien de l’École supérieure des professions immobilières (ESPI) il avait trouvé la mort au décours d’une manifestation étudiante contre le projet de réforme universitaire du ministre délégué Alain Devaquet, Le 6 décembre des étudiants occupent la Sorbonne. L’université est évacuée dans le calme, mais quelques étudiants tentent d’élever une barricade à l’angle de la rue Monsieur-le-Prince et de la rue de Vaugirard dans le 6ème arrondissement de la capitale. Un « peloton voltigeur motocycliste » (PVM) est envoyé sur place. Il apparaîtra vite comme le principal suspect. Plusieurs témoignages impliquent également les compagnies républicaines de sécurité (CRS), dont les unités suivaient à pied les motos chargées de « dégager le terrain ».
Vingt-deux motos
« Ainsi, Malik Oussékine, frappé une première fois par les PVM, aurait pu être, ensuite, assommé par les CRS. Un seul PVM avait été mobilisé au quartier Latin ce soir-là. Composé de vingt-deux motos, commandé par un commissaire, un officier motard, un brigadier-chef et deux brigadiers, le peloton avait pris son service à 15 heures au garage de la rue Chanoinesse, où se trouve l’état-major des motards parisiens, écrit Le Monde. (« G.M. »)
Chaque moto est conduite par un motard de la brigade motocycliste de Paris qu’accompagne, à l’arrière, un moniteur de la compagnie sportive maniant le « bidule », matraque de bois de 1,10 mètre. Mais ce n’est que plusieurs heures plus tard, dans la nuit, que le peloton a véritablement été engagé sur le terrain. Mission : » nettoyer » (c’est la terminologie usuelle » les petites rues où se dispersaient, avant de se reformer plus loin, les groupes de manifestants fuyant les charges des CRS.
Le PVM a ratissé à plusieurs reprises la rue Monsieur-le-Prince, où est mort Malik Oussékine. D’après quelques-uns de ses membres, des consignes de calme et de modération leur avaient été données avant le départ. Un peloton identique avait été mobilisé pour la manifestation du 4 décembre, mais il n’avait pas eu à intervenir.
A la suite des évènements de 68
Les pelotons voltigeurs motocyclistes ont été créés à la préfecture de police à la suite des événements de mai 1968. Les manifestations de l’époque avaient montré que, CRS et gendarmes mobiles mis à part, les services d’ordre policiers traditionnels, composés de gardiens de la paix prélevés le jour de la manifestation dans tous les commissariats de Paris et de sa banlieue, étaient particulièrement lourds à manœuvrer. Les compagnies de district (les fameuses » brigades spéciales « ), improprement nommées), aux effectifs homogènes, virent bientôt le jour. Dans le même élan, furent créés les pelotons voltigeurs motocyclistes.
Très utilisés durant les innombrables manifestations des années 70, les PVM ont été ensuite moins employés. On les avait néanmoins encore vus lors des manifestations étudiantes du printemps 1983, mais M. Pierre Joxe en avait rapidement interdit l’emploi. La logique d’intervention de ces unités, disait-on alors au ministère de l’intérieur, pousse à la bavure. Chargés théoriquement de faire la course aux irréductibles, les policiers des PVM, une fois sur le terrain, avaient tendance à penser que tout manifestant, badaud ou curieux traversant leur chemin était l’un de ces » casseurs » qu’ils pourchassaient. Les honnêtes gens, eux, étaient censés avoir quitté les lieux depuis longtemps. Quelques récentes images de télévision où l’on voit les PVM menaçant de leurs bâtons de simples passants ont fourni une nouvelle illustration de ce risque. »
Que dit la médecine ?
Le premier papier (cosigné avec Franck Nouchi) est publié dans les éditions du 9 décembre. On y apprend que Malik Oussékine éait un insuffisant rénal soigné grâce à des séances de dialyse. « Les jeunes dialysés mènent une vie normale, avait déclaré au Monde le Pr Henri Kreis (hôpital Necker, Paris). Leur espérance de vie est sensiblement la même que celle des non-insuffisants rénaux. En outre, ajoute le professeur Kreis, être insuffisant rénal ne prédispose pas à un quelconque risque de décompensation cardiaque ou rénale. »
Nous poursuivions ainsi :
« L’état du corps de Malik Oussékine, tel qu’il est apparu au docteur Jérôme Fortin, à l’Institut médico-légal, ne prête à aucune équivoque. » J’ai pu constater, nous a déclaré le docteur Fortin, un hématome péri-auriculaire gauche, un hématome sus orbitaire, une abrasion du nez avec probable fracture de la cloison nasale et une abrasion de la joue droite. Il s’agissait donc apparemment de plaies vitales consécutives soit à des lésions de violence, soit à des lésions qui se seraient produites en tombant. «
D’autre part, Malik Oussékine était effectivement hémodialysé, mais seulement depuis deux ou trois mois. Cette mise sous dialyse était indispensable du fait d’une malformation rénale. En outre, contrairement à ce qui avait été indiqué dans un premier temps, Malik Oussékine ne portait pas d’anus artificiel.
On indique, de très bonne source, que l’autopsie minutieusement réalisée par le docteur Dominique Lecomte conclut à un décès consécutif à un état de choc. Il s’agit d’un ensemble de phénomènes pathologiques entraînant une diminution du volume du sang circulant dans l’organisme. De toute évidence, cet état de choc est la conséquence d’une série de traumatismes provoqués au thorax et à l’abdomen. Les policiers, indique-t-on également, ont notamment frappé au niveau des côtes flottantes de la victime. »
Le rapport d’autopsie du Dr Dominique Lecomte
Deux jours plus tard la médecine légale parle. Dans Le Monde le papier est toujours cosigné, avec une signature complémentaire (Ag. L. pour Agathe Logeart).
« En huit pages dactylographiées, un examen réalisé avec la plus grande minutie, le rapport d’expertise rédigé par le docteur Lecomte, permet de mieux comprendre les circonstances dans lesquelles est mort Malik Oussékine.
On y apprend que l’examen autopsique a mis en évidence :
» l) La présence de plusieurs hématomes
– Au niveau de la face, avec une fracture du nez et un petit hématome de la joue, ainsi qu’un petit hématome frontal.
– Un hématome au niveau de l’épaule gauche dans la région postérieure, ainsi qu’un hématome dorsal médian haut.
– Un hématome cervical latéral droit pouvant être en rapport avec la réanimation et notamment la sous-clavière effectuée.
– Un petit hématome de la main et du poignet gauche, ainsi qu’un petit hématome du tiers moyen de la jambe gauche. «
» Nous n’avons observé, poursuit le docteur Lecomte, aucune fracture du crâne, aucune lésion cérébrale, aucune lésion du rachis dorsolombaire ou des membres.
» 2) Il est constaté une pathologie organique antérieure très importante : à savoir une hydronéphrose bilatérale avec polykystose rénale droite et gauche majeure, ne laissant persister que très peu de parenchyme rénal fonctionnel.
» Une intervention de Goodwin est effectuée avec un abouchement de l’uretère dans sa région urétérale haute au niveau du colon, suivie d’un abouchement du colon à la peau (…). Un abouchement non fonctionnel des uretères à la peau court-circuitant la vessie entre aussi dans le cadre de cette intervention chirurgicale.
» 3) Des lésions de myocardiopathie diffuses, à savoir d’hypertrophie cardiovasculaire gauche et d’un aspect marbré du myocarde sont observées : de telles lésions myocardiques peuvent s’observer chez les insuffisants rénaux chroniques en dialyse ou non. » »
Dans ce rapport le Dr Dominique Lecomte conclut que « le décès est dû, dans un contexte traumatique, à la décompensation cardiaque, trouble du rythme cardiaque ou cardiomyopathie, telle qu’on l’observe au cours d’une insuffisance rénale chronique majeure. Les lésions de violence observées n’expliquent pas à elles seules le décès ».
Les rapports de police
Le Monde verse aussi, dans le même article, les rapports de deux inspecteurs de police :
« Selon l’inspecteur principal Chritiane Hérault, Malik Oussékine était porteur d' » un hématome cervical très important gonflant la joue sur le côté gauche, un autre, moindre, existe sur le côté droit. Enfin, nous remarquons une très importante bosse occipitale et un anus artificiel « . L’inspecteur Daniel Bedel, inspecteur à l’IGS, avait constaté » un hématome postérieur de l’épaule gauche, un hématome dorsal de 7 centimètres de long et de 4 centimètres de large, un hématome cervical latéral droit et gauche en rapport avec la réanimation, un hématome de la joue gauche, un hématome sus-orbitaire gauche et un hématome superficiel à la jambe ».
Comment, dans ces conditions, conclure ? Le rapport d’autopsie du docteur Dominique Lecomte, ne permettait nullement de trancher avec une absolue certitude quant aux causes précises du décès. En écrivant que « les lésions de violence constatées n’expliquent pas à elles seules le décès », le docteur Lecomte savait, de toute évidence, que l’on pourrait lire que, si la violence n’explique pas « à elle seule » le décès, c’est qu’elle y a bien contribué. Atteint d’une malformation urinaire congénitale et d’une grave maladie des reins, Malik Oussékine souffrait aussi d’une maladie cardiaque. Le savait-il ? Son affection rénale était-elle ou non à l’origine de sa pathologie cardiaque ?
La mauvaise relecture et le procureur de la République
En toute hypothèse la lecture du rapport d’autopsie permettait de faire a posteriori une intéressante lecture du communiqué, publié dans l’après-midi qui avait suivi l’autopsie par M. Michel Jéol, procureur de la République. « On découvre ainsi que le communiqué établit clairement un lien direct entre la » décompensation cardiaque » et l' » état pathologique rénal antérieur » de la victime, pouvait-on lire, toujours dans Le Monde. Ce communiqué schématise ainsi à l’extrême les conclusions du docteur Lecomte, qui précise dans son rapport que la mort est intervenue » dans un contexte traumatique « , ce contexte entraînant une décompression cardiaque dans laquelle l’insuffisance rénale a pu jouer un rôle. De même, alors que le médecin légiste écrivait que « les lésions de violence constatées n’expliquent pas à elles seules les causes du décès », le procureur de la République avait traduit : « Les traces de violence constatées (…) ne seraient pas susceptibles d’avoir entraîné la mort. » « Il n’y avait, dans ce communiqué, aucun mot de moi, nous avait déclaré M. Jéol, le 8 décembre. Je me suis borné, comme c’est courant, à mettre des conditionnels. » Dans la soirée du mardi 9 décembre, le procureur de la République publiait un second communiqué reprenant mot pour mot les conclusions du rapport d’autopsie du docteur Lecomte. »
Une émotion nationale considérable
A Paris, le 10 décembre une manifestation est organise à la mémoire de Malik Oussekine (et d’Abdel Benyahia, un Algérien de 20 ans tué le 5 décembre dans un café par un policier ivre). Elle rassemble 600 000 personnes selon les organisateurs, 126 000 selon le ministère de l’Intérieur. Des manifestations silencieuses sont organisées à la mémoire de Malik Oussekine dans 36 villes de France, rassemblant 200 000 personnes selon l’Agence France Presse.
Le ministre délégué chargé de la Recherche et de l’Enseignement supérieur, Alain Devaquet a déjà démissionné et le Premier ministre, Jacques Chirac, a retiré le projet.