Bonjour
Si le mot n’était pas galvaudé on parlerait de scandale. Parlons de problématique éthique. Le jeu de rugby n’est pas toujours joli-joli. Il s’en passe de bien belles dans les coulisses professionnelles comme sur les gradins des tribunes d’honneur, là où trônent les gros pardessus avec la légion éponyme (1).
Prenons le cas de Florian Cazenave. L’homme est né le 30 décembre 1989 à Tarbes. Il joue au poste de demi de mêlée. Il a eu une brève mais brillante et prometteuse carrière dans les équipes de France des moins de 18 et moins de 19 ans. Depuis 2008, il joue avec l’équipe de l’USA Perpignan.
Rugbymen sans cœur ni cerveau
Il y a un an, le 13 juillet 2013, Florian Cazenave perd accidentellement l’usage de son œil gauche lors de la féria de Céret. Au cours d’un chahut nocturne avec des amis, le jeune homme est tombé, et sa tête a touché un pied de chaise. « Cela n’a rien à voir avec une rixe, précise alors Jean-Pierre Piquemal, l’adjoint au maire de Céret en charge de la sécurité. C’est l’accident stupide. » Dans un communiqué officiel, l’USAP évoque aussitôt « un accident domestique ». Domestique est un mot qui prévient le questionnement éthique : il protège l’employeur.
Florian Cazenave pense pouvoir rejouer et retrouver son niveau pour la saison 2014-2015. C’était faire preuve d’une bien grande naïveté. Le 6 mai 2014, La Fédération Française de Rugby (FFR) lui refuse la possibilité de rejouer au rugby en France. raison invoquée : le règlement fédéral français interdit de ne jouer qu’avec un seul organe pair (œil, rein, membre,…) parce que le risque de perte du deuxième organe n’est pas « assuré ». (voir Eurosport-Rugbyrama). En clair on peut jouer privé de cœur ou de cerveau. Voire les deux. Mais pas avec un œil en moins.
Aucun club français, professionnel ou amateur ne pourra accepter Florian Cazenave. Privé de licence. Condamné à ne plus jamais jouer. Du moins en France.
Orwell-like
« Le règlement de la FFR est très clair: quand on a perdu un organe bilatéral, il y a une contre-indication formelle à la pratique du rugby, déclarait alors le président du Comité médical, le Dr Jean-Claude Peyrin. Il est donc impossible que Florian Cazenave rejoue en France, que ce soit en Top 14 ou en 4ème série, puisqu’il ne peut pas obtenir de licence. » C’est imparable. On dirait du Orwell.
Après de longs mois de rééducation Cazenave avait pourtant obtenu le feu vert de la médecine du travail. Le demi de mêlée avait aussi demandé à pouvoir utiliser des lunettes spéciales, actuellement testées sous contrôle de l’International Rugby Board, par certaines fédérations nationales volontaires. Mais sur avis du Comité médical, le bureau fédéral de la FFR a refusé l’expérimentation en France du dispositif.
Contraintes expérimentales
« Il y a une confusion autour de ces lunettes qui ne protègent pas en cas de traumatisme, explique le Dr Peyrin. Elles sont adaptées pour des enfants ou des gens qui ne peuvent pas utiliser de lentilles. De plus, si on s’engageait dans cette expérience, il aurait fallu l’accord de notre assureur, précise le Dr Peyrin. Or, tout litige lié à cette expérimentation devrait se régler, pour des raisons légales, devant les tribunaux anglais ce qui compliquait la chose. Enfin, les conditions de l’expérimentation étaient très contraignantes, avec des retours très réguliers à fournir, d’où notre avis défavorable ».
Il n’y aurait rien à ajouter sans les informations révélées par L’Equipe du 24 Juillet. L’Italie, le Pays de Galles, l’Irlande et l’Ecosse ont accepté de tester le système des lunettes. La France continue de refuser. Aussi Florian Cazenave part-il jouer en Italie. A Reggio, un tout petit club de division 2 près de Parme. « J’ai un petit appartement qui m’attend à Reggio. Je n’ai pas de contrat pro. On m’a filé une voiture et un petit budget nourriture (…) Mais je positive, la ville est belle, je vais rejouer. Cela pourrait être pire ».
Avoir ses deux yeux
Sans la cécité de la FFR cela pourrait aussi être mieux. Qui est ici responsable ? L’assureur officiel de la FFR est la GMF. Qui a le droit pour lui ? La FFR peut-elle mépriser comme elle le fait la médecine du travail ? Cette grande famille peut-elle répudier ainsi ceux qui n’ont plus leurs deux yeux ? Qu’en dira Serge Simon, président de l’Union des joueurs de rugby professionnels ? Et Serge Blanco, dont le pouvoir va grandissant au sein des instances de la FFR ?
Faut-il d’ailleurs en rester dans l’entre-soi rugbystique ? Ne faudrait-il pas porter l’affaire sur la place publique ? Devant le Comité National d’Ethique ? Ou devant le Comité National Olympique, lui qui n’a de cesse d’enseigner que l’important est de participer ? Ce n’est pas un scandale. Juste une problématique éthique.
A demain
(1) On raconte que c’est Jean Dauger (1919-1999), célèbre joueur de l’après guerre devenu journaliste qui inventa l’expression. Elle désigne les dirigeants, occultes ou pas, de ce sport – qu’ils en portent un pas. (lire ici un texte de Robert Marty)
Une version de ce texte a été initialement publiée sur Slate.fr