Bonjour
Patrick Pelloux avait prévenu : l’argent peut tuer. L’argent peut tuer certes – aussi certainement que l’on peut tuer pour lui. Et voici, aujourd’hui, que la menace de la mort revient planer sur le titre conçu en urgence, il y a quarante-cinq ans, par François Cavanna (1923-2014), Georges Wolinski (1934-2015) et le Professeur Choron (1929-2005). Comment ? Pourquoi ?
Etreintes
Eclipse du 20 mars 2015, soit moins de trois mois après l’attentat meurtrier qui a décimé la rédaction. Nous avons tous été spectateurs de la tragédie, comme de tout ce qui s’en est suivi… Des millions, des dizaines de millions furent Charlie… Un phénomène sans précédent, une catharsis, quelque chose comme une transgression suivie d’une communion … Des images plus que marquantes… On se souvient du coup de fil de Patrick à François… L’urgentiste en ligne avec le président de la République… Puis cette accolade déguisée en étreinte – ou l’inverse datée du 11 janvier. Un moment dont parle encore François Hollande dans un nouveau quinzomadaire aujourd’hui dans tous les kiosques.
Pèlerinages
Les kiosques, parlons-en … Ces kiosques devant lesquels on vit longtemps des queues interminables, vrais pèlerinages. Compostelles de papier journal…. La vraie croix… Après la mort frôlée il nous fallait participer à la renaissance de l’entreprise. En donnant de l’argent, en achetant coûte que coûte.
Sans oublier la profession en abyme. Des titres hier condescendants, vinrent au chevet du moribond… On filma les survivants hébergés par Libération… On s’inquiéta de la nouvelle formule, de la prochaine Une…On fit parler les blessés… On sacralisa la conférence de rédaction… Bien évidemment, pendant l’absence le commerce continua. Des opuscules noirs et gris Charlie fleurirent autour des tiroirs-caisses des maisons de la presse (1).
Enfin le premier numéro de l’après-attentat arriva…. Nouvelles polémiques… Le journal revivait…. Puis le deuxième numéro. Quelques applaudissements. Le troisième est là. L’émotion beaucoup moins. Hier, devant les caméras, sur les petites pancartes noires, ce n’était plus Charlie mais la Tunisie. Et puis on oubliera la Tunisie dès que d’autres attentats seront commis.
Contre-don
Le temps passe toujours plus vite. Reste l’invariant du contre – don. Tous les psychanalystes, et bien des psychologues vous en parleront… Couplé aux appétits médiatiques il ne pouvait, ici, que prendre de redoutables dimensions. Et bien évidemment c’est d’argent qu’il est question. La question du blasphème expédiée voici celle du nerf d’une bien étrange guerre.
Hier encore personne n’aurait osé aborder publiquement ce qui était de l’ordre du secret des familles et des entreprises. Qui aurait enquêté sur Charlie quand il était, à nouveau, au bord du gouffre ? De quel droit ? Désormais l’affaire est publique, devenue comme nécessaire, paradoxalement vitale. Le contre-don.
Sonder les reins
Pour Le Monde Raphaëlle Bacqué avait, il y a quelques semaines, longuement sondé les reins et les cœurs de Charlie . Aujourd’hui c’est l’AFP :
« Les survivants se divisent : onze salariés demandent que tous les collaborateurs deviennent actionnaires à parts égales du journal, qui a recueilli près de 30 millions d’euros depuis la tuerie. « Laurent Léger [journaliste de Charlie Hebdo, NDLR] a annoncé mercredi en conférence de rédaction avoir créé un collectif pour ouvrir des négociations sur une répartition égalitaire du capital », a indiqué à l’AFP un des avocats du journal, représentant de la direction, qui n’a pas souhaité être nommé.
Pourcentages
Dans un courriel à la rédaction dont l’AFP a obtenu une copie, Laurent Léger précise que ce collectif réunit onze collaborateurs, dont l’urgentiste Patrick Pelloux et le dessinateur Luz. Ce collectif a engagé deux avocats, dont Antoine Comte, qui a notamment défendu Rue89, le Syndicat de la magistrature et Olivier Besancenot.
Charlie Hebdo est détenu actuellement à 40 % par les parents de Charb, ex-directeur de la publication tué dans l’attaque du 7 janvier, à 40 % par le dessinateur Riss, blessé à l’épaule, devenu le nouveau directeur du journal, et à 20 % par Éric Portheault, cogérant. »
Protections policières
L’AFP ajoute que, juste avant l’attentat le journal, au bord de la faillite, ne se vendait qu’à 30 000 exemplaires. Le titre a, depuis, vu affluer les dons (publics et privés) et les abonnements. Il a vendu à plus de sept millions d’exemplaires son « numéro des survivants » du 14 janvier. Parallèlement de nombreux collaborateurs vivent désormais sous protection policière.
« Nous prenons acte des souhaits des salariés d’être associés à la vie du journal. Mais nous sommes encore très loin de la réflexion sur l’actionnariat », a commenté l’avocat du journal, expliquant que les dirigeants étaient « navrés » de cette initiative. « Riss est encore à l’hôpital, les parts de Charb sont gelées par (sa) succession. Tout cet argent fait plus de mal que de bien. Cela fait penser à ces enterrements où on se bat déjà en revenant du cimetière pour les bijoux de la grand-mère », a-t-il regretté.
Partage (du gâteau)
« Nous devons d’abord penser à sortir un journal tous les mercredis. Il faut aussi régler des problèmes fiscaux, puisque, par exemple, les dons sont taxés à 60 %. Les dons iront aux familles des victimes. Le produit des ventes ira dans la caisse du journal. Il servira aussi à créer une fondation, notamment pour enseigner la liberté d’expression à l’école » a encore expliqué l’avocat à l’AFP.
Tout cela provoque de vifs débats au sein de la rédaction. « Pour le moment, on n’est pas associés aux choix. Il n’y a rien contre la direction actuelle, aucun conflit avec qui que ce soit mais, par rapport à ce qui s’est passé, les salariés veulent être davantage acteurs de l’entreprise, a déclaré Patrick Pelloux, également joint par l’AFP. À partir du moment où une entreprise est décimée, vous vous sentez complètement lié à elle. Il ne s’agit pas de se partager le gâteau. L’argent ne nous intéresse pas. »
Patrick Pelloux avait prévenu : l’argent peut tuer. Comment s’en protéger ?
A demain
(1) Bien loin de cette production sans âme on retiendra le « On n’a pas fini d’en rire. Quelques mots à ma nouvelle famille Charlie » de Daniel Schneidermann. Un étrange carnet de bord d’un auteur de référence aujourd’hui bouleversé – usage du je à la recherche d’un impossible nous.