Le médecin doit-il être humain ? Fantasmes, robots et Jaddo dans la «Revue Médicale Suisse»

 

Bonjour

« AlphaGo» a enfin vaincu l’humain ! Le programme « d’intelligence artificielle » mis au point par Google, vient de se voir décerner le titre de grand maître du go le plus élevé qui soit – titre réservé à ceux dont les capacités à ce jeu très ancien relèvent du « divin ». Et demain ? Mise en scène à l’échelon planétaire cette compétition- spectacle est le dernier épisode en date du feuilleton de l’ « intelligence artificielle ».

Deux camps d’humains s’affrontent. A gauche, celui qui tremble devant des machines humanisées aux performances croissantes. Plus à droite, celles et ceux qui rappellent que ces machines sont le fruit du cerveau humain et que ce dernier, à l’image de son créateur, sont indépassables.  C’est si vrai qu’AlphaGo a reçu un « neuvième dan » honorifique dans la catégorie des joueurs professionnels – l’équivalent de celui détenu par M. Lee, 33 ans, consacré par dix-huit titres internationaux et unanimement considéré comme l’un des meilleurs joueurs de go des temps modernes.

Placard éternel

Le certificat d’AlphaGo porte le numéro 001. L’homme explique à la machine que ce document lui a été  décerné en reconnaissance de ses « efforts sincères » pour maîtriser les fondements taoïstes du go et atteindre un « niveau proche du territoire du divin ». A 33 ans M. Lee n’est pas mort, AlphaGo 001 est rangé dans un placard et Google n’est pas éternel.

Rien n’interdit de transposer tout cela dans le domaine médical. L’une des dernières livraisons de la Revue Médicale Suisse nous y incite. Elle traite tout d’abord des « fantasmes inconscients dans la relation médecin-malade » ; un texte remarquable signé Adela Abella, psychiatre psychothérapeute d’adultes, enfants et adolescents ; membre formateur de la Société suisse de psychanalyse. (Fantasmes inconscients dans la relation médecin-malade ; Rev Med Suisse 2016;518-521).

« Cet article décrit les trois modèles de la relation médecin-patient qui coexistent dans la pratique médicale actuelle : modèles paternaliste, informatif et basé sur le partenariat. Chacun de ces paradigmes attribue des rôles particuliers au médecin et au patient avec son cortège d’expectatives, de craintes et de dérives potentielles. Cet article discute en particulier les émotions implicites et les fantasmes inconscients qui colorent chacun de ces modèles.

Théâtre d’amphis

« L’une des idées principales s’articule autour de l’inutilité d’une hiérarchisation rigide de ces trois paradigmes, hiérarchie qui impliquerait l’existence d’un idéal que le médecin devrait s’efforcer d’appliquer en toutes circonstances. Au contraire, la pratique médicale gagnerait à considérer ce qui induit l’installation d’un des modèles dans une situation précise, en se questionnant sur ses avantages et ses désavantages particuliers à un moment donné. »

Enseigne-t-on, dans les facultés de médecine, qu’il existe « plusieurs modèles de la relation médecin-malade » ? Que chacun de ces modèles repose sur quelques présupposés fondamentaux « qui déterminent les rôles spécifiques attribués aux interlocuteurs impliqués » ? Que chacun comporte « des avantages et des risques particuliers » ? Et, surtout, qu’il n’est pas interdit d’en changer ? Enseigne-t-on le théâtre dans les amphithéâtres ?  Quel rôle préféreriez-vous jouer ?

Celui du modèle paternaliste ou « du médecin décideur » : le modèle le plus classique, prépondérant depuis Hippocrate jusqu’aux années cinquante. Il s’agit d’un modèle foncièrement asymétrique construit autour d’une relation de dépendance. Le médecin est considéré comme le seul dépositaire du savoir, voire comme le détenteur du seul savoir pertinent. Les connaissances du patient (ce qu’il sait de lui-même, en dehors ou autour de ses symptômes, ce qu’il peut apporter concernant ses conditions de vie et ses valeurs) ne sont qu’accessoires. En effet, l’essence de ce modèle repose sur le soin de la maladie et non sur les intérêts du malade dans sa globalité.

Celui du modèle informatif ou du « patient décideur » : modèle s’est développé en réaction au modèle paternaliste, comme tentative de dépasser les inconvénients du premier. Ici, l’accent est mis sur l’autonomie du patient et sur son droit à décider de son corps, de sa santé et de sa vie. Apparu après la Seconde Guerre mondiale, il a été rattaché, entre autres, à l’exaltation de l’autonomie et de la décision individuelle prônées par l’existentialisme. En fait, ce modèle transpose dans la relation médecin-malade le modèle plus général du contrat de prestations de services. Le médecin est un technicien, un expert dont le seul devoir est de répondre correctement aux demandes de son client. En effet, ici on n’utilise plus le terme de patient, comme dans le modèle paternaliste, mais celui de client.

Celui du modèle du partenariat ou de la « révélation des préférences » : développé ces vingt dernières années comme tentative de dépasser les inconvénients des deux modèles précédents, il est centré sur la notion de partenariat. On ne parle plus ici de patient (comme dans le premier modèle) ou de client (comme dans le deuxième), mais de partenaire. Le partage est la règle à tous les niveaux du processus décisionnel et tend à révéler les préférences du malade. L’idée est de respecter les besoins du patient, pris dans sa globalité, tout en l’accompagnant dans la recherche de ce qui lui convient, en évitant autant de décider à sa place que de le laisser seul face à ses choix.

Conclusion de l’auteur :

« (…) Si le médecin arrive à identifier les virages dans les attentes du patient, autrement dit, les changements de modèle et, mieux encore, les craintes et les angoisses qui motivent ces mutations, il sera plus à même de réussir à deux niveaux. D’une part, il pourra plus facilement rétablir la relation avec son patient ; d’autre part, il trouvera un plaisir surajouté à sa pratique : le plaisir de saisir la complexité et la richesse de la relation entre le médecin et le malade. »

Robots et bobos

On tourne les pages de la Revue Médicale Suisse. On parvient au Bloc Notes de Bertrand Kiefer, éclairages et phosphorescences hebdomadaires. Aujourd’hui : « Médecine, robots, non-dits ; Rev Med Suisse 2016;528-528). Où l’on retrouve l’intelligence  artificielle, celle dont on parlait, il y a quelques années encore,  avec un zeste de condescendance :

« Elle progressait, certes, mais l’humain semblait encore à une distance si lointaine qu’on se moquait un peu d’elle. Et voilà qu’en quelques années, et surtout via la découverte du deep learning, nous nous sentons menacés par elle, inquiets. Sommés de réagir, en tout cas. En médecine, l’interrogation ne porte plus sur les détails. Un récent article du JAMA  1 s’intéressant aux progrès de l’intelligence artificielle en médecine commence par la question la plus radicale qui soit : « Un médecin doit-il être un humain ? ». Autrement dit : le médecin est-il remplaçable par une machine ? Ça dépend de quelle médecine on parle. S’il s’agit du tandem « diagnostic ultra-précis – traitement hautement individualisé », alors oui, peut-être. Mais la médecine qui répond à une souffrance, c’est autre chose (…)

Ecoutons-nous

«  Soigner, c’est d’abord écouter. Et écouter, c’est aimer la part de l’humain qui vient déranger toutes les théories et les simplismes du type machinique. Dans l’une de ses chroniques du BMJ 2 Des Spence, médecin généraliste britannique à la plume déliée et à l’esprit vif, se moque du « jargon » et des « clichés » qui émaillent les théories sur le dialogue médecin-patient. Ce qui est compris, explique-t-il, n’a que très lointainement à voir avec ce qui est dit. Exemples : « le médecin : “ je pense que nous devrions faire quelques tests ” (le patient : il pense que j’ai un cancer) ; “ vos tests sont en gros normaux mais il faut en répéter un ” (j’ai un cancer, c’est sûr) ; “ votre cholestérol / pression artérielle est un peu trop élevé ” (je vais avoir un AVC ou être amputé, ou les deux) ». De la même façon, les paroles des patients cachent souvent des peurs inavouées : « le patient : “ j’ai lu cela sur internet ” (je pense que j’ai un cancer) ; “ je l’ai lu dans le journal ” (je pense que j’ai un cancer) ; “ je tousse, j’ai un refroidissement, une angine ” (j’ai besoin d’antibiotiques maintenant et je me moque de ce que vous pensez) ; “ un ami médecin me l’a suggéré ” (c’est ce que je veux que vous fassiez) ». Dans la vraie vie, rappelle Des Spence, c’est au sein de ce désordre que circule l’information malades-médecins. Et toutes les théories qui cherchent à la décrire d’une manière sérieuse – ou rationnelle – ne sont que des leurres. (…)

Il n’est jamais superflu de dire, redire et redire encore que la compréhension des différents niveaux des échanges et des ressentis du médecin et du malade ne concerne pas que le sens des paroles. Elle porte aussi sur les attitudes. Et Bertrand Kiefer de citer un texte assez formidable de « la célèbre généraliste-bloggeuse Jaddo » 3 ; un texte qui rappelle que le médecin peut ne pas supporter certains de ses patients-clients ; un texte qui lève une fraction du voile sur le pourquoi ; un petit texte enlevé et essentiel. Où l’on découvre, depuis Genève, de nouvelles raisons de lire et relire Jaddo.

Epaisseur humaine

Jaddo  : « On m’a dit un jour dans une formation “ Un gamin que tu as envie de taper, c’est peut-être qu’il est tapé. ” Bin une patiente que vous détestez, c’est peut-être qu’elle est détestée. Arrêtez-vous. Demandez-vous pourquoi vous avez envie de la taper. Demandez-lui si elle est tapée. » Dans la vraie vie de cabinet, l’épaisseur humaine est très épaisse.

Bertrand Kiefer : « Les nouveaux robots-médecins peuvent manifester une certaine forme de sensibilité aux émotions. Mais ils ne font qu’analyser et répéter. L’envie de taper leurs malades leur est inconnue. Ils n’ont jamais de rapports ambigus avec eux. Ils ne peuvent ressentir de la compassion ou de la détestation, ni entamer un contre-transfert. Pour soigner la souffrance humaine, les robots devraient être non seulement intelligents, mais surtout faibles, faillibles, mortels. Comme les médecins.

A demain

1 Darcy AM, Louie AK, Roberts LW.. Machine learning and the profession of medicine. JAMA 2016 (315) [Medline]

2  Spence D..Lost in translation. BMJ 2014 (348) [Medline]

3 www.jaddo.fr/2015/09/21/demandez-vous/ .

 

2 réflexions sur “Le médecin doit-il être humain ? Fantasmes, robots et Jaddo dans la «Revue Médicale Suisse»

  1. Bonjour,

    je tenais à vous indiquer que votre blog serait de nouveau cité sur le JIM.fr ce samedi.
    Bien cordialement,
    Aurélie Haroche

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