Bonjour
« Nous autres, civilisation, nous savons maintenant que nous sommes mortelles ». On connaît la célèbre formule de la lettre ouverte de Paul Valéry parue tout d’abord en anglais avant d’avoir les honneurs de la NRF (1er août 1919). 1. Un demi-siècle, et puis « Quand la France s’ennuie » de Pierre Viansson-Ponté (Le Monde du 15 mars 1968) :
« Ce qui caractérise actuellement notre vie publique, c’est l’ennui. Les Français s’ennuient. Ils ne participent ni de près ni de loin aux grandes convulsions qui secouent le monde, la guerre du Vietnam les émeut, certes, mais elle ne les touche pas vraiment. Invités à réunir « un milliard pour le Vietnam », 20 francs par tête, 33 francs par adulte, ils sont, après plus d’un an de collectes, bien loin du compte. D’ailleurs, à l’exception de quelques engagés d’un côté ou de l’autre, tous, du premier d’entre eux au dernier, voient cette guerre avec les mêmes yeux, ou à peu près. Le conflit du Moyen-Orient a provoqué une petite fièvre au début de l’été dernier : la chevauchée héroïque remuait des réactions viscérales, des sentiments et des opinions; en six jours, l’accès était terminé. (…)
On ne construit rien sans enthousiasme. Le vrai but de la politique n’est pas d’administrer le moins mal possible le bien commun, de réaliser quelques progrès ou au moins de ne pas les empêcher, d’exprimer en lois et décrets l’évolution inévitable. Au niveau le plus élevé, il est de conduire un peuple, de lui ouvrir des horizons, de susciter des élans, même s’il doit y avoir un peu de bousculade, des réactions imprudentes.
Dans une petite France presque réduite à l’Hexagone, qui n’est pas vraiment malheureuse ni vraiment prospère, en paix avec tout le monde, sans grande prise sur les événements mondiaux, l’ardeur et l’imagination sont aussi nécessaires que le bien-être et l’expansion. Ce n’est certes pas facile. L’impératif vaut d’ailleurs pour l’opposition autant que pour le pouvoir. S’il n’est pas satisfait, l’anesthésie risque de provoquer la consomption. Et à la limite, cela s’est vu, un pays peut aussi périr d’ennui. »
Confidences invraisemblables du chef de l’Etat
Et maintenant ? Il y a les « primaires », d’invraisemblables confidences du chef de l’Etat, et le cinéma. Avec, actuellement sur les écrans, un film qui n’en finit pas. C’est un film asphyxiant. C’est un film fantastique 2. Signé du cinéaste catalan Albert Serra, ses ombres baroques avaient ébloui le festival de Cannes. Elles illuminent désormais les salles obscures. Les historiens pointillistes et spécialisés diront que cette œuvre cinématographique n’est pas fidèle, qu’elle ne colle pas aux célèbres mémoires du duc de Saint-Simon. 3 C’est exact et c’est sans aucune importance: ce décalage ne déforme pas mais concentre une réalité décrite il y a précisément trois siècles. Nous ne sommes pas dans le documentaire, nous bénéficions d’un transport transcendant. Tout, ici, devient allégorie: la mort du Roi qui était à la fois le Soleil et l’Etat. La fin de l’apogée de la royauté française et les premières minutes de son déclin. Les «deux corps du roi» et le «paradoxe du comédien».
Une seconde dans le parc de Versailles et nous voilà plongé dans les ombres du huis clos de la chambre du Roi-Soleil. Non, le très vieux roi ne met pas en scène sa mort. Non, il n’organise pas sa fin pour, dans une relative liberté, rejoindre le Créateur qu’il incarnait depuis si longtemps. C’est un pauvre homme en fin de vie s’époumonant dans les fastes dont il ne peut plus jouir. C’est un vieux malade (soixante-seize ans) soumis aux volontés de ses médecins – des médecins perdus dans leurs diagnostics et, plus encore, dans leurs hésitations thérapeutiques. Tout cela à la lueur des bougies devant une jambe gauche se putréfiant, se noircissant. Une jambe proprement crépusculaire.
Sous l’horizon des vivants
Nous voyons le Roi-Soleil déclinant sous l’horizon des vivants. Il laisse une France à la fois au sommet de sa puissance et épuisée par les guerres. Au cœur de l’été 1715, son premier chirurgien, Georges Mareschal, le tient pour perdu. Mais le pouvoir est entre les mains de Guy Crescent Fagon, son premier médecin. Refus de la saignée réclamée, prescription d’ambre jaune en poudre. Bientôt une «incommodité aux jambes» et voici le Roi qui contremande sa chasse. La cuisse et la jambe gauche sont douloureuses. Le Dr Fagon diagnostique une sciatique. Légère rougeur au-dessus de la jarretière: Mareschal fait des frictions de linges chauds. Le Roi réclame un verre d’eau et de cristal.
On fait appel à quatre autres médecins ordinaires de la Cour. Examens en présence du confrère Fagon. Pas d’inquiétudes particulières. Mais le Roi faiblit, perd son légendaire appétit des mets et de la vie. Ses chairs fondent. Il se fait porter en chaise de son cabinet à sa chambre et ce sont là ses seuls trajets quotidiens.
«Le 19 août, le consciencieux Mareschal s’inquiéta d’une noirceur au pied. Imbu de sa science et gonflé de suffisance, Fagon ne doutait toujours pas de la bénignité de l’indisposition. Le lendemain, cependant, il prescrivit un bain d’herbes aromatiques, mêlées de vin de Bourgogne chaud, et des massages de la jambe malade» raconte l’historien Jean-Christian Petitfils, biographe de Louis XIV. 4
«Ne serait-ce pas une cangrène ? »
Puis ce sont dix «sommités médicales» venues de Paris à la demande de Fagon qui entend conforter son diagnostic. Ils tâtèrent cérémonieusement le pouls royal «par rang d’ancienneté». Faire chuter la fièvre? On recommande du lait d’ânesse. Le Roi en boit. Le 23, arrêt du lait. L’hypothèse diagnostique ne varie pas: une forme de mauvais érysipèle. Des voix confraternelles s’élèvent bientôt: «ne serait-ce pas une cangrène ? ». Là encore, la métaphore du mal pernicieux qui gangrènera la royauté mortifiée – jusqu’à faire couper la tête de celui qui l’incarnera. Ce sera, on le sait, le 21 janvier 1793.
Le 26, Mareschal ose quelques coups de lancette: la cangrène a gagné l’os. Amputer? Le malade est partant, les chirurgiens venus de Paris ont des larmes dans les yeux. Un «empirique» venu de Marseille se présente à Versailles. On lui ouvre: il détient un remède miracle au grand dam de Fagon. «Il n’y a point de risque à tout tenter» dit Mareschal. Dilué dans du vin de Bourgogne, l’elixir vitae du charlatan Lebrun sera finalement sans effet. La cangrène monte, atteint le genou, le dépasse, enfle la cuisse et l’enlaidit.
Baisers volés dans la vallée
Mme de Maintenon quitte Versailles pour Saint-Cyr. Le Roi la fait rappeler. Vient le temps de la prière des agonisants. Louis la récite. Nunc et in hora mortis. Entrée dans le coma, expiration douce après l’aube du 1erseptembre 1715. On parle aujourd’hui d’une ischémie aiguë du membre inférieur, d’une embolie liée à une arythmie complète, compliquée de gangrène. Son règne aura duré soixante-douze années et cent jours. Guy-Crescent Fagon mourra trois années plus tard.
Le film d’Albert Serra montre tout cela. Et quand il ne le montre pas, il le suggère (formidable bande-son), il le transcende. C’est une tragédie-agonie dans une chambre aux tentures cramoisies, aux perruques grises. C’est aussi une mise en abîme avec Jean-Pierre Léaud, génie revenu de la Nouvelle Vague et aujourd’hui agonisant.
En 1968, quand Pierre Viansson-Ponté prophétisait depuis le deuxième étage du 5-7 rue des Italiens, sortait en salle Baisers volés de François Truffaut inspiré du balzacien Le Lys dans la vallée. Léaud Jean-Pierre y jouait Antoine Doinel. Un demi siècle plus tard il est Louis XIV. La messe est dite.
A demain
1 « La crise de l’esprit », Paul Valéry Editions Manucius, 6,5 euros
2 « La Mort de Louis XIV ». Film d’Albert Serra, avec Jean-Pierre Léaud, Patrick d’Assumçao, Marc Susini, Irène Silvagni, Bernard Belin, Jacques Henric. Durée : 1h55.
3 duc de Saint-Simon Mémoires, t. III : La Mort de Louis XIV, sous la direction de G. Truc. 2008
4 Gueniffey P. (sous la direction de) « Les derniers jours des Rois ». 2014 Editions Perrin
Ce texte reprend en partie celui publiée dans les colonnes et sur le site de la Revue Médicale Suisse.