Bonjour
Sans rire. C’est un « entretien exclusif » accordé au Figaro Magazine (Jean-René Van der Plaetsen) par l’écrivain, critique littéraire et animateur de télévision Frédéric Beigbeder, 54 ans. Invitation à l’occasion de la publication de son nouveau roman 1 présenté comme l’« événement de la rentrée éditoriale ». L’auteur (jamais dénué d’une forme bien à lui de perversité) y « règle une nouvelle fois ses comptes ». Aujourd’hui avec France Inter. Au-delà (et surtout) il « s’interroge sur la place dévolue au sarcasme et au ricanement dans la société médiatique et politique ». A ce titre il nous parle, enfin, des conséquences délétères de l’entrelardage perpétuel entre le discours politique et le ricanement sardonique – une bouffonnerie destructrice. On trouve ici, de ce fait, une grille de lecture du plus grand intérêt démocratique. Extraits :
« En réalité, il y a vingt types d’humour et il est stupide de généraliser. (…) Mais j’en ai ras-le-bol des petits rires auto-satisfaits de nombreux fonctionnaires du rire, qui glissent des leçons de morale dans leurs billets prévisibles de chansonniers politiques dignes du Don Camilo, bien à l’abri derrière l’institution et le prestige du service public. Je vais probablement devenir à mon tour leur tête de turc et je l’aurai bien mérité. Je vais me faire traiter de vieux con et cela me convient car c’est exactement ce que je suis (…)
« L’invasion date de 2014 et le résultat est là: du point de vue des audiences, c’est un succès. D’ailleurs le phénomène ne concerne pas que France Inter mais toutes les radios et les télés. On ne pense qu’à se gausser pour oublier la décadence, le réchauffement, la crise, le chômage, que sais-je? Mais ces rires permanents ont quelque chose de fatigant à l’oreille. Et anesthésiant pour la pensée. Aujourd’hui, si l’on était à bord du Titanic, il n’y aurait plus d’orchestre pour accompagner le naufrage mais un comédien de stand-up qui dirait: «Waow les gars, vous trouvez pas que c’est vachement humide par ici?»
« Peut-être que nous avons ce que nous méritons. Il fallait rire après la guerre, puis rire lors de la fin des idéaux. L’Occident en avait besoin. Mais je me demande: peut-on se moquer des moqueurs? Je suis sans doute le plus mal placé pour le faire, étant moi-même adepte de l’humour le plus nihiliste depuis la création du Caca’s Club en 1984. Mais je tire la sonnette d’alarme. Quand un discours ne peut plus être contesté, c’est que quelque chose ne va plus en démocratie.
« Le bouffon qui devient le roi, c’est l’apocalypse »
« Comment voulez-vous débattre sérieusement avec un clown? Le dégagisme l’emporte partout dans le monde. Le slogan politique du mouvement Cinq Etoiles en Italie était «Vaffanculo»! En France, Macron a gagné parce qu’il était dégagiste. Nous avons eu de la chance qu’il ne soit pas exactement le Joker, mais que se passera-t-il la prochaine fois? Les nombreux animateurs de late shows américains ont tellement tapé sur Trump qu’ils lui ont préparé le terrain. Même chose avec l’establishment anglais, unanimement anti-Brexit et unanimement perdant. L’excès de rire engagé aurait-il pavé la route aux démagogues? Je me trompe peut-être, je ne suis pas politologue. Mais le fun permanent a démontré son impuissance dans ces pays-là. Quand on passe sa vie à tout dézinguer, il ne faut pas jouer les étonnés quand le dézingage l’emporte.
« Mon but n’est pas de balancer sur la matinale d’Inter. Ce serait parfait pour un article de journal mais là j’écris un roman. C’est la fin d’une trilogie sur l’autodestruction du système capitaliste. Le triple suicide de la démocratie occidentale à cause de trois fléaux: 1) la publicité, 2) le «fashion fascism» et 3) la dérision obligatoire qui fait autant sinon plus de dégâts à cause de ce que j’appelle «l’immunité humoristique» (…)
« L’élection de Boris Johnson il y a quinze jours. Celle de Beppe Grillo en Italie, de Zelensky en Ukraine, de Marjan Sarec en Slovénie. Tous clowns professionnels. Et je ne cite pas Trump parce qu’il est drôle sans le faire exprès. Les comiques prennent le pouvoir partout car, je le répète, il est impossible de débattre avec eux. Ils font de l’audimat, séduisent les masses en critiquant tout, sont élus parce qu’ils disent et font n’importe quoi. La situation est gravissime: le bouffon du roi, c’est salutaire ; le bouffon qui devient le roi, c’est l’apocalypse. (…) »
« Le boulot des humoristes, c’est de douter de tout. Mais parfois, ils perdent ce doute. Ils sont engagés, convaincus d’avoir raison. Ils défendent leur point de vue, se mettent à vouloir sauver le monde ou les migrants, protéger la veuve et l’orphelin. Ce n’est plus du doute mais de l’embrigadement. Le long discours humaniste à la fin du Dictateur est ce qui a le moins bien vieilli chez Chaplin. Les humoristes militants cessent d’être drôles: de même que les romans engagés sont illisibles car trop démonstratifs, lourds, avec des personnages manichéens. Le cas de Guy Bedos est assez symptomatique, car il a fait les deux: sketches décalés et humour engagé. Or, ce qu’on retiendra de lui, ce sont les sketches géniaux – écrits par Dabadie mais fantastiquement interprétés – comme La Drague ou Le Boxeur, et non ses commentaires politiques. »
Interrogé sur le fait de savoir si, selon lui, France Inter remplit bien sa mission de service public, Frédéric Beigbeder répond : « Je vais vous étonner mais ma réponse est oui, absolument, et sans le moindre doute. C’est la meilleure radio actuelle, la plus intelligente et la plus créative. C’est parce que j’aime cet endroit que je le critique si frontalement. Quand j’étais adolescent, des gens comme Pierre Bouteiller et Bernard Lenoir m’ont élevé, tous les soirs. On ne passe pas deux ans à bosser sur un sujet qu’on n’aime pas. J’ai lu dans Le Parisien que je «flinguais» France Inter mais je ne suis pas d’accord! Je cherche à lancer un débat sur l’omnipotence du rire sardonique. C’est ma propre religion de la déconne que je veux analyser. Il y a urgence, car on commence à entrevoir les conséquences politiques de cette fuite en avant dans le mouahahaha. »
Frédéric Beigbeder, qui ne craint jamais de citer Guy Debord, sera-t-il sous peu invité de France Inter pour parler du dernier roman de Beigbeder Frédéric ? Sans rire ?
A demain @jynau
1 Beigbeder F, « L’homme qui pleure de rire » Editions Grasset, 320 pages, 20,90 euros
Présentation du Figaro Magazine : « Son nouveau roman, sans autre titre qu’une émoticône hésitant entre le rire et les larmes, entre la joie et la fureur, peut le laisser penser. On a beau y retrouver le personnage principal de 99 francs et d’Au secours pardon, le dénommé Octave Parango, fêtard invétéré, alcoolique et cocaïnomane, double romanesque de l’auteur, on y est plus proche, dans la tonalité littéraire comme par les perspectives esquissées, d’Un roman français, le plus abouti des livres de Beigbeder, dans lequel il se dévoilait sans pitreries, avec une rigueur et une pudeur qu’on ne lui connaissait pas.
Son livre est un roman à clés et à tiroirs, se présentant comme le miroir en surplomb d’une époque, celle du tout-médiatique, et des dérives qu’engendre un prisme qui déforme la réalité des choses. En racontant une nuit d’errance d’Octave Parango, qui débute à 7 heures du soir aux Champs-Elysées et s’achève par un fiasco retentissant le lendemain, à 7 heures du matin, dans les studios de la Maison de la Radio, Beigbeder décrit l’un des travers de notre temps: la tyrannie du ricanement. Son Parango, dont le chemin de croix est découpé en stations horaires, marche dans la nuit vers son Golgotha, qui sera aussi sa délivrance.
Cruel et désopilant, cynique et candide, alternant les traits d’esprit et les aveux de désespoir, ce roman permet à l’auteur de régler ses comptes avec France Inter, qui l’a licencié sans ménagements après une chronique ratée. Mais il montre aussi, et surtout, les tourments, les angoisses et les repentirs d’un homme passé, sans s’en apercevoir, et sans transitions, de l’adolescence (longtemps attardée) à l’âge de la maturité. Ces pages-là, qui appartiennent à la littérature de l’intime et représentent les deux tiers du livre, sont superbes, pleines d’intelligence et d’émotion, parfois bouleversantes. Elles nous rappellent que, au-delà de sa légende de noceur condamné à la fête perpétuelle, Frédéric Beigbeder est un de nos meilleurs écrivains. »