110 ans. C’est le temps qu’il aura fallu à l’Académie nationale de médecine pour revenir sur la question de l’absinthe. La compagnie avait-elle poussé le bouchon un peu loin quant à ses méfaits médicaux? C’est l’un des objets du document passionnant exposé devant elle par le Pr Yves Chapuis, membre de l’Académie de médecine, président honoraire de l’Académie de chirurgie ; exposé que nous reproduisons ci-dessous 1. Un sujet sur lequel s’était longuement penché le Pr Emile Aron.
On y apprend tout ou presque sur l’ambivalence de l’alcool, ambivalence portée à sa quintessence par l’absinthe. On y apprend à quel moment elle est passée de l’élixir dépuratif à la liqueur apéritive. Comment il fallut attendre treize ans pour que la loi (1915) applique les recommandations de la Commission de l’alcoolisme de l’Académie quant à son interdiction. Les deux lectures (l’amertume et le réconfort) de la signification de sa présence dans l’éponge portée aux lèvres du Christ. Ce qui s’est joué dans le Val-de-Travers suisse. Les secrets de Pontarlier. L’usage qui en fut fait sur l’anus du Roi Soleil.
Peut-être n’est-il pas inutile de connaître cet historique et cette symbolique quand on lutte contre les dépendances aux boissons alcooliques.
A la fin de l’éloge de Emile Aron qu’il prononça le 31 janvier 2012, Jacques Louis Binet montrait combien dans une carrière foisonnante, notre regretté confrère s’était intéressé à l’absinthe, à ses plus illustres consommateurs et à leurs œuvres écrites, peintes ou sculptées. Il avait par ailleurs publié en 1994 dans la revue Médecine et Nutrition un remarquable article, parfaitement documenté sous le titre « Le saviez-vous ? La leçon de l’absinthe ».
Je reviens devant vous sur cet apéritif alcoolisé car si dans son interdiction en mars 1915 notre Académie a joué un grand rôle, sa fabrication, sa vente, sa consommation sont à nouveau autorisées en France depuis 2000, en Suisse depuis 2005. A l’heure où l’on débat des lanceurs d’alerte, où le développement de l’alcoolisme en particulier chez les jeunes est préoccupant, ou des courants d’idée opposés s’expriment sur divers sujets de société, il peut être intéressant de rappeler combien cette boisson alcoolisée mobilisa il y a un peu plus d’un siècle la Société française, déchaina les passions, bref fut la cause de ces secousses qui marquent de temps à autre le cours des états et où l’on retrouve volontiers des mécanismes contradictoires intéressants à analyser d’un point de vue sociologique.
Et d’abord un mot sur la plante, Artemisia absinthium, consacrée à la déesse Artémis. Elle pousse facilement à une altitude de 600 à 1000 mètres sur des terrains propres, aérés, rocailleux. Elle est connue depuis la plus haute antiquité. Un papyrus égyptien datant de 1600 avant J.C. vante ses vertus tonique, stimulante, fébrifuge , vermifuge et emménagogue. Hippocrate l’a dit utile contre l’ictère. L’Ecole de Salerne en 1649 confirme ses vertus. Galien la recommande contre la malaria. Les armées napoléoniennes l’utiliseront à ce titre dans leurs déplacements vers l’Europe de l’Est. Ses vertus antiseptiques et cicatrisantes conduiront Monsieur Fagon ,un des médecins de Louis XIV, a panser les ulcérations ano-périnéales du Roi à l’aide d’une solution d’absinthe, de feuilles de roses et de vin de Bourgogne. Madame de Coulanges dans une lettre à Madame de Sévigné vante ses effets digestifs mais déplore son amertume.
Hamlet, Rabelais et l’éponge tendue au Christ
L’absinthe est en effet amère. Elle tire son nom du grec apsinthion . « Elle est fâcheuse à boire » dit Rabelais. Son amertume nourrit la légende. Dans le Livre des Rois Salomon invite à se méfier des lèvres de miel des belles étrangères qui peuvent laisser un goût d’absinthe au palais. On prétend que l’absinthe fut mêlée à la ciguë qui tua Socrate et le Prince de Jutland dans Hamlet. On prétend aussi que l’éponge tendue au Christ par ses bourreaux était imbibée non de vinaigre mais d’absinthe, dernière coupe amère selon Mathieu alors que Jean y voyait u n geste de réconfort.
Comment la potion médicinale va-t-il devenir une boisson apéritive ? En Suisse, dans le Val de Travers, à Couvet, près de Neufchâtel, l’absinthe pousse volontiers. Une femme alchimiste et un peu sorcière, la mère Henriod en tire vers les années 1780 un élixir apprécié. Elle en aurait donné la formule à un exilé politique, le Docteur Pierre Ordinaire, natif de Quingey dans le Doubs, herboriste et pharmacien à ses heures. A la mort de la mère Henriod, ses filles vendent la formule au major Daniel-Henry Dubied, commerçant à Boveresse. La distillation industrielle commence. Puis la fille de Dubied épouse un certain Pernod, qui reprend l’affaire. La marque prend de l’essor. En 1802 pour échapper aux droits de douane la distillerie Pernod fils et Dubied s’installe à Pontarlier au 73 de la Grand Rue, aujourd’hui rue de la République, puis s’étend rue de l’Armée de l’Est au bord du Doubs. Un incendie s’y déclare le 11 août 1901. Un ouvrier a la présence d’esprit d’ouvrir les cuves qui se déversent dans la rivière voisine. Le lendemain la Loue, chère à Courbet, se colorait à sa source d’absinthe et démontrait qu’elle était une résurgence du Doubs. A cette époque la ville de Pontarlier comptait 26 distilleries, Ornans la patrie de Courbet 4. On en trouve bientôt à Paris, Marseille, Montpellier. La consommation se développe.
Nerval, Daudet et les dandys
De quoi se compose cette liqueur ? Quelle est sa fabrication ? Elle procède dans un premier temps d’une macération dans l’alcool de la grande absinthe desséchée à laquelle sont associée d’autres plantes locales en variétés et en proportion variable selon les distillateurs (petite absinthe, hysope, mélisse, sauge, génépi, coriandre, camomille, angélique d’origine locale associées à l’anis vert et au fenouil venu du midi de la France ou d’Espagne). L’alcool est d’origine végétale provenant de la distillation du vin ou de la betterave. Ces alcools d’origine végétale feront place dans des distilleries clandestines à des alcools frelatés qui accentuent la toxicité de la boisson. Au terme de la macération la liqueur est obtenue par distillation après double passage dans l’alambic.Elle titre entre 68 et et 72 degrés d’alcool. L’addition d’eau lui donne son opalescence particulière.
Durant plus d’un siècle l’apéritif à base d’absinthe va connaître un succès considérable. En effet le cérémonial de sa préparation dans le verre, la belle opalescence qui en résulte, la douce griserie qui nait de son absorption attirent les artistes, la bourgeoisie puis par imitation le peuple. Sa consommation est habituelle dans les régions productrices .Elle est de 2,4 l par an et par habitant en 1900 à Pontarlier, mais c’est à Paris que l’effet culmine. D’abord au quartier Latin et Place du Palais Royal ( au Procope, à la Régence ) où l’on rencontre Alfred de Musset, Nadar, Daumier, Verlaine, Rimbaud et bien d’autres, puis sur les grands Boulevards, vers 5 heures, « à l’heure du persil » chez Riche , au Tortoni, à la Caverne du Bagne que fréquentent de Nerval, Daudet mais aussi dandys et élégantes, mondaines et demi-mondaines, bourgeois prêts à s’encanailler, enfin au Helder, fief des militaires galonnés.
Les tripots de Tokyo
La fièvre gagne la butte Montmartre où s’ouvrent le Chat Noir, refuge des hydropathes, le Rat mort , tous lieux où l’on va « étouffer un perroquet », « tuer le verre », « gouter une hydre verte ». Renoir, Daumier, Manet , Valloton, Picasso témoigneront dans leur toile de cette coutume de café, laissant apparaître déjà sur le visage de certains de leurs personnages les premières traces de la déchéance que Raffeli, Adler, Ilhy à la fin du 19 ème porteront au paroxysme dans des scènes sociales cruelles et bouleversantes, tandis que Zola, Edmond de Goncourt en font d’affreux récits. Car il n’y a pas que les écrivains, les artistes, certains bourgeois qui s’alcoolisent. Il y a le peuple qui, dans les caboulots de banlieue, « tue le verre » à coup d’absinthe frelatée, de cette absinthe portée aux nues d’une « boisson nationale » et qui laisse tant de gens dans le ruisseau, y compris ces pauvres filles raillées par Maurice Rollinat. (« Oh, cette jupe déchirée, qui se bombait chaque hiver, pauvre buveuse d’absinthe, sa voix n’était qu’une plainte, son estomac qu’un cancer, elle était toujours enceinte »).
Mais la France n’est qu’une étape et l’exportation devient mondiale. Dans nos colonies d’Afrique d’abord : Algérie, Madagascar, Soudan où « Sitôt hissé le pavillon national, on déballe les caisses.( Docteur Ledoux, 1908) ( Voir à cet égard les films Fort Saganne etCoup de torchon ). Sans pour autant choquer en pays musulman. Comment ne pas rapprocher la cérémonie du thé de celle de l’absinthe ? La plante n’est-elle pas honorée par les religieux eux-mêmes si on en croit Alphonse Daudet, fort consommateur, qui met en scène dans Tartarin de Tarascon le grand muezzin devant un grand verre d’absinthe fraiche.
L’Asie elle aussi sera conquise, l’Indochine en premier. Dans les cales de la Marie Thérèse naufragée en 1872 au large de Saïgon on retrouvera 540 bouteilles d’absinthe. Elle gagne les tripots de Tokyo, l’Amérique du Sud, Argentine, Brésil ,Uruguay. En Europe elle conquiert la Belgique, l’Espagne, mais l’Allemagne, l’Italie lui résistent. Quant aux Russes ce sont leurs belles comtesses qui s’enivrent dans les cafés parisiens à la mode. Même la Grande Bretagne lui ouvrira ses portes, en dépit de la romancière Marie Corelli ( L’absinthe, un drame de Paris), mais George Moore, Oscard Wilde , les peintres Sickert, Orpen, Rutherson l’apprécient.
La bien triste affaire Lanfrey
Cette boisson apéritive n’est pas la seule à concourir au développement de l’alcoolisme en France à la fin du XIX ème et au début du XX ème car en 1900 elle ne représente que 3% de la consommation d’alcool. Mais sa réputation est sulfureuse car l’absinthe contient une cétone aromatique, la thuyone réputée toxique pour le système nerveux, à l’origine de crise d’épilepsie, de délirium tremens, d’altérations des fonctions cérébrales, capable de conduire au crime , comme le montrera l’affaire Lanfrey, du nom de l’ouvrier agricole qui en Suisse, en août 1905 tua sa femme et ses deux enfants dans une crise alcoolique.
Les ravages de l’alcoolisme vont alors susciter la création d’une Ligue anti-alcoolique nationale à l’origine de ligues locales. Affiches, tracts, brochures en vers ou en prose, revues, pétitions, discours mobilisent la France entière, école, armée, milieu ouvrier, élites scientifiques et intellectuelles. Elles vont se heurter aux partisans de la Fée verte. Le conflit se complique car les viticulteurs du midi voient dans l’absinthe une redoutable concurrente et font pression sur les hommes politiques pour en obtenir l’interdiction. Ce combat est symbolisé le 14 juin 1912 par un grand meeting au Trocadéro. Mais non loin de là une contre- manifestation était organisée par Girod, député de Pontarlier, qui dénonçait en particulier l’affairisme des marchands de vin. La position de ce dernier était difficile car en 1896 le Docteur Philippe Grenier, député de cette même ville avait prôné devant la Chambre l’interdiction de la fabrication de l’absinthe.
Parallèlement à ce mouvement préoccupé de l’hygiène publique, le régime fiscal des boissons alcoolisées va intervenir . En effet une loi de décembre 1900 crée une barrière fiscale ayant pour objet de réduire la consommation des « absinthoïdes ». De surcroit l’article 13 de la Loi stipule que « le gouvernement interdira par décrets la fabrication, la circulation et la vente de toute essence reconnue dangereuse par l’Académie de Médecine ». C’est ainsi que le 10 novembre 1902 le Ministre de l’Intérieur saisissait l’Académie de Médecine en lui demandant de dresser la liste des essences dangereuses afin de mettre en application la loi .
Faire la part exacte
La Commission contre l’alcoolisme présidée par Jean-Baptiste Laborde et composée de MM Brouardel, Lancereaux, Magnan, Pouchet et Motet conduisit ses travaux de Juin 1902 à février 1903. Les comptes rendu figurent dans le Bulletin de l’Académie, tome LVII aux pages 685 à 712. Dans une première partie ils dressent la liste des méfaits des essences regroupées sous le nom d’absinthisme : tuberculose, aliénation mentale, épilepsie, convulsions, paralysies périphériques. Puis le degré d’agressivité des 22 essences retenues est classé avec au premier rang Artemisia absinthium.
Ces études sur l’agressivité s’appuyaient sur les travaux de chimistes, de nombreux travaux expérimentaux qui s’efforçaient de faire la part respective des effets toxiques de la thuyone et des alcools associés. Toutefois s’agissant de la thuyone dont l’action est convulsivante les doses administrées aux animaux et à l’origine de détériorations cérébrales étaient plus de 10 fois celles d’une consommation ordinaire chez l’homme. Ce biais expérimental ne manqua pas d’être relevé. D’autre part le Professeur Chauffard remarquait, comme le rappelle Emile Aron « qu’il est difficile de déterminer la part exacte de l’absinthe dans les phénomènes cliniques en raison du cumul des boissons alcooliques diverses ingérées par les buveurs d’absinthe ». C’est ainsi que Toulouse Lautrec sirotait un mélange d’absinthe et de cognac qu’il appelait « un tremblement de terre » et qu’Alfred Jarry commençait sa matinée par deux litres de vin suivis à l’apéritif de trois absinthes.
Le 23 mars 1903 l’Académie déposait ses conclusions . Elle déclarait que « toutes les essences naturelles ou artificielles sans exception, ainsi que les substances extraites incorporées à l’alcool ou au vin, constituent des boissons nuisibles ou dangereuses ».La Loi interdisant la fabrication, la vente et la consommation de l’absinthe attendra cependant le 8 mars 1915 , en dépit ou en raison d’une grande activité parlementaire. Il fallut modifier la Loi de finances en 1907, car l’interdiction privait l’état d’importantes ressources. Clémenceau figura parmi les plus actifs adversaires de l’absinthe. Il suscita une enquête nationale cherchant à évaluer le pourcentage d’aliénés mentaux selon les régions les plus consommatrices. Contrairement à son attente c’est dans le canton de Pontarlier, capitale de la production, qu’il était le plus faible. Les tergiversations parlementaires se prolongeant le général Lyautey prit d’autorité l’initiative d’interdire l’absinthe au Maroc. L’entrée en guerre avec l’Allemagne en août 1914 accéléra l’application de la Loi précédée d’un décret du 2 août qui en interdisait la vente. Curieusement son application fut évitée au vermouth et à la grande chartreuse, pourtant riche en thuyone.
Ne pas réhabiliter, mais montrer
L’absinthe avait-elle pour autant disparue ? Sa fabrication clandestine, réservée à quelques fidèles usagers, persista durant 90 ans . Des boissons anisées titrant 45° d’alcool, Pernod, Ricard, Pontarlier- Anis allaient s’y substituer. Mais la constations la plus troublante est la fin de l’interdiction au point que sa consommation, des manifestations festives sont aujourd’hui communes dans les régions de production, Val de Travers en Suisse et canton de Pontarlier en France depuis l’année 2001. De nombreuses recherches ont en effet prouvé que les accusations portées contre cet apéritif n’était pas fondées si bien qu’un décret autorise de nouveau sa commercialisation. Mais sa fabrication est rigoureusement contrôlée aussi bien pour l’alcool employé dans la distillation (alcool de vin exclusivement) pour son titre, au maximum 55 °, et surtout le taux de thuyone qui ne doit pas excéder 35 mg par litre.
En faisant ce récit historique mon intention n’est en aucun cas de réhabiliter une boisson alcoolique mais de montrer à son propos quel ravage l’alcoolisme fit dans notre pays durant plus d’un siècle, quelles réactions contradictoires et passionnées elle déchaina dans la Société de l’époque, la lenteur avec laquelle les pouvoirs publics réagirent aux recommandations de l’Académie et finalement combien son retour est troublant mais finalement anecdotique.
Elle est même l’enjeu d’une bataille commerciale entre la France et la Suisse dont les distilleries réclament le monopole de l’appellation « absinthe », « fée verte » ou « fée bleue ».
1 Les intertitres sont de notre fait
Références.
Marie-Claude Delahaye « L’absinthe, histoire de la fée verte » Editions Berger-Lavrault, 1987.
Eloge de Emile Aron, par Jacques-Louis Binet, Bull. Acad. Ntle. Med. 2012, T. 196, N°1 p 9-12
Emile Aron, « Le saviez-vous. La leçon de l’absinthe ». Méd.et Nut, 1994, N°5
Benoît Noël, « L’Absinthe, une fée franco-suisse » Editions Cabédita, 2001