Les prescriptions et les consommations de baclofène ne cessent de progresser en France (a) Aucun doute : ce médicament a désormais trouvé sa place dans la pharmacopée contre la dépendance aux boissons alcooliques. Mais c’est une place qui n’a toujours rien d’officiel. Situation étrange : on assiste à une expérience à la fois sauvage, à ciel ouvert et en vrai grandeur mais sur laquelle les autorités sanitaires ne disposent d’aucune prise. Or une solution existe qui permettrait de mieux comprendre ce qui se passe précisément sur le terrain. Pourquoi n’est-elle pas expérimentée ?
La consommation actuelle de baclofène en France ? Pour un peu on dérangerait. Poser la question auprès de l’Agence nationale de sécurité sanitaire du médicament (ANSM) ne permet pas d’obtenir de réponse : « pas de données précises disponibles ». Une information cependant : la prochaine publication « d’un point d’information actualisé sur le baclofène ». Auprès de l’assurance-maladie on répond avoir, en 2004, recensé 1,326 million de boîtes remboursées, tous régimes confondus. Puis avoir observé une augmentation constante jusqu’en 2,524 millions de boîtes en 2011. Mais pas de données plus précises. Et pas de données disponibles depuis.
Contacter un « opérateur privé »
S’intéresser à la consommation de baclofène en France conduit en pratique à contacter un « opérateur privé ». Par exemple Celtipharm 1. Réponse immédiate de cette société : « Baclofène : + 47% dans les 12 derniers mois pour baclofène (LIORESAL® et génériques). Sur le dernier cumul annuel mobile 3,9 millions d’unités ont été délivrées. C’est-à-dire du 01/03/2012 au 28 février 2013. Ce nombre est en forte augmentation (+ 46,7% en un an – par rapport à la fin février 2012). Les délivrances connaissent une forte hausse depuis le début d’année 2012. Le générique gagne en part de marché, nous a précisé le Dr Patrick Guérin, PDG de Celtipharm. Le princeps LIORESAL® est en recul (- 9,1% en volume) à la différence notable du Baclofene Winthrop (+ 70,7% en volume). La baisse des délivrances de princeps (LIORESAL®) arrive à la même période que la mesure tiers-payant = générique. »
Ces précieuses données complètent celles déjà données par Celtipharm dont nous avions fait état en septembre 2012 sur ce blog. « Nos recherches sur les sorties consommateurs en pharmacie d’officines du baclofène (Lioresal ® et son générique) nous ont permis d’établir que 3,2 millions de boîtes ont été délivrées sur la période allant de septembre 2011 à la fin août 2012, nous avait alors déclaré le Dr Patrick Guérin. Ceci représente une augmentation de + 43,6% par rapport à la période allant de septembre 2008 à fin août 2009. Mais surtout nous observons une accélération : sur les douze derniers mois la progression était de + 30,7%. En prenant comme hypothèse une dose de 80 mg par jour et par patient (dosage maximal autorisé dans l’autorisation de mise sur le marché), on peut estimer qu’en moyenne près de 39.000 patients ont été traités par le baclofène sur les douze derniers mois. »
Que font les autorités sanitaires en charge du médicament ?
On peut donc à nouveau extrapoler en constater que le phénomène baclofène est bien loin de s’épuiser. Ce mouvement grandissant ne semble ni intéresser ni inquiéter les autorités sanitaires et tout particulièrement celles en charge du médicament. Régulièrement annoncée depuis des mois une « recommandation temporaire d’utilisation » (RTU) se fait toujours attendre.
« Il faut d’abord nous assurer de l’absence de risques importants pour les patients recevant des posologies très élevées, expliquait ces dernières semaines au Point le Pr Dominique Maraninchi, directeur général de l’ANSM C’est pourquoi nous sommes en train d’instruire un dossier de RTU. Ce dispositif, créé par la loi de décembre 2011, permet, en l’absence d’alternative, un usage temporaire hors AMM. Il faut aussi des essais cliniques pour dire par exemple quelle est la bonne dose, quelle surveillance donner au patient, quels risques par rapport aux bénéfices attendus. Ces démarches sont en cours pour offrir un accès sécurisé et équitable aux médicaments. Le traitement de l’alcoolo-dépendance par le baclofène est un sujet très complexe, car ce produit doit être utilisé dans de bonnes conditions, par des médecins qui ont l’habitude de cette pathologie et dans le cadre d’une prise en charge globale. »
Mieux faire au service de la santé publique
Des précautions et des délais qui ne correspondent guère à l’évolution de la situation de terrain. Ce qui pourrait à l’extrême limite se comprendre si les autorités sanitaires réunissaient et analysaient l’ensemble des données issues de ce même terrain et ce via le maillage des pharmacies d’officine et du système existant des données qu’il engrange minute après minute sur l’ensemble du territoire. Or l’accès à ces données semble comme verrouillé
« Pour notre part nous pouvons compter des boîtes, explique le PDG de Celtipharm. Nos observations portent sur les évolution du nombre de boîtes vendues. Mais nous pourrions faire beaucoup mieux au service de la santé publique. Préciser par exemple (bien évidemment de manière totalement anonyme) quels sont les traitements associés sur chaque ordonnance ; préciser les dosages et le caractère compatible ou non des traitements associés ; la durée des traitements, le nombre des interruptions et de reprises, le nombre de nouveaux patients. »
Open data
Toutes ces données permettraient une forme de surveillance anonyme, inédite et originale d’une forme de phase IV. Le recueil de ces données est techniquement possible. Mais il est pour l’heure interdit à Celtipharm de le réaliser. « La CNIL nous a autorisé, à l’unanimité, le 8 septembre 2011 à traiter les feuilles de soin électroniques préalablement doublement anonymisées pour répondre à ces questions en temps réel ; comme on peut le voir ici souligne le Dr Guérin. Mais depuis cette date le GIE SESAM Vitale refuse de nous confier le dispositif de décodage des codes médicaments. Ce refus est encouragé par les fonctionnaires de la Direction de la Sécurité Sociale. Nous pouvons certes faire le décompte en direct de l’évolution des ventes des boîtes de médicaments. Mais on nous refuse la possibilité de faire mieux et plus : s’intéresser à ceux qui les consomment. »
Tout ceci s’inscrit bien évidemment dans le courant grandissant de l’accès aux données de santé (voir la chronique sur ce thème publiée sur Slate.fr). Sans se prononcer sur la nature et les causes d’un tel blocage on peut se demander pourquoi une expérimentation ciblée n’est-elle pas envisageable ? Dans le cas précis du baclofène tout laisse redouter que le maintien de la situation présente (avec toutes les tensions qu’elle génère par ailleurs 2 soit une forme de perte de chance pour la santé publique. Est-il trop tard ? Nous y reviendrons.
(a) Le 28 mars l’ANSM confirmera en ces termes les données chiffrées inédites publiées dans ce billet : » les données de vente de ce produit montrent une forte progression en 2012 qui ne peut être en lien avec son indication première». Avec ce document complémentaire
1 Celtipharm est une société française spécialisée dans le recueil et le traitement de l’information sur le circuit du médicament et des produits commercialisés en officines. Elle travaille notamment pour le compte de la HAS
2 Comme la controverse née de la « fuite » sur « les deux morts de Bacloville » et le début des négociations entre la filiale française de la firme danoise Lundbeck et le autorités compétentes françaises sur le fixation du prix du prochain nalméfène (Selincro®) ; une molécule qui vient d’obtenir son autorisation sur le marché européen et qui « pour la première fois ne vise plus « l’abstinence » mais plus simplement « l’abus ».
A noter encore la toute prochaine publication d’un ouvrage du Dr Renaud de Beaurepaire « Vérités et mensonges sur le baclofène » (Entretien avec Claude Servan-Schreiber) aux Editions Albin Michel, parution le avril 2013. Nous y reviendrons sous peu. Pour l’heure en voici la présentation.