Les journalistes sont, aussi, des terroristes. Du moins dans la guerre contre le tabac (200 morts prématurées par jour, toujours du même côté).
Nouvelle poussée de fièvre médiatique. Explications. Avec, en prime, une bien belle leçon de journalisme. Et les précieuses confidences du nouveau président de Philip Morris France
Il faudra un jour s’intéresser de plus près à www.lemondedutabac.com . Sur le fronton le site se présente : explique Une fenêtre sur l’actualité quotidienne de tous les événements évoquant directement ou indirectement le tabac. Au rez de chaussée, c’est un peu plus complet : « une fenêtre ouverte sur toute l’actualité concernant, à un titre ou à un autre, le tabac. Sans parti pris partisan mais avec une approche ouverte, exhaustive, informative. L’objectif est d’informer, tout simplement, sur des prises de parole, des faits, des chiffres. Tels qu’ils sont. Tels qu’ils peuvent être compris. Une contribution, parmi d’autres, à un débat permanent. »
Fumets de goudron
C’est presque trop beau pour être vrai. Depuis quelques mois nous tournons autour. Parfois un étrange fumet de goudron aromatisé. On aimerait visiter les cuisines, l’arrière-cour. Sans parler du cabinet des cigares et de la chambre froide. Ce samedi 21 septembre 2013 l’entreprise se dévoile. Serait-ce un effet la pleine lune ?
Aujourd’hui le site réagit à un article du Parisien/Aujourd’hui en France. Article que l’on peur voir ici. Article repris par Slate.fr . En substance les députés européens seraient fichés et classés selon leur proximité (supposée) avec l’industrie du tabac et spécifiant le degré d’urgence de les approcher (s’ils ne sont pas considérés comme assez proches).
Fichés : 74 députés français
«Des documents confidentiels datant de 2012 et 2013 montrent comment Philip Morris International, le leader mondial du secteur avec la marque Marlboro, a fiché les 74 députés français (et les autres aussi) qui siègent au Parlement européen, accuse le quotidien. Ces méthodes semblent très efficaces. Le report de septembre à octobre de l’examen du texte [une directive visant à mieux protéger les consommateurs] combattu par l’industrie constitue, en effet, une victoire pour elle. Car la discussion parlementaire pourrait traîner en longueur et la directive ne pas être votée avant les élections de 2014. Après, estiment les entreprises du tabac, tout espoir sera de nouveau permis…»
Le Figaro après Le Parisien
Le Parisien n’est pas seul à monter en ligne. Quelques heures plus tard Le Figaro avance lui aussi sous la mitraille à venir « Françoise Grossetête, députée du Parti populaire européen (PPE), apparait ainsi en rouge vif, ce qui signifie pour Philip Morris qu’elle fait partie du groupe des opposants. Des annotations précisent qu’il faut «surveiller de près ses éventuelles initiatives antitabac» et qu’elle «refuse de rencontrer l’industrie». A l’inverse, Christine de Veyrac (PPE) est en bleu, donc jugée «très favorable» à l’industrie. Selon le cigarettier, elle devrait même «relayer un message positif à Françoise Grossetête». Dans tous les cas, les deux sont en vert, donc «à rencontrer d’urgence». Philip Morris classe aussi Corinne Lepage (MoDem) en rouge – «à surveiller de près»- et Constance le Grip (PPE) en bleu. José Bové, Brice Hortefeux, et même Stéphane le Foll, aujourd’hui ministre de l’Agriculture, sont mentionnés. Pour les convaincre, Philip Morris a lancé une armée de 161 collaborateurs composés de juristes ou ex-hauts fonctionnaires de la commission. Leur budget: 548.927 euros. Une somme dont ils vont se servir pour organiser des événements sportifs ou musicaux selon les goûts des eurodéputés à convaincre. »
Philip Morris ne parle pas
La France est, dit-on, peu rompue aux méthodes du lobbying. Plusieurs parlementaires français présents dans le fichier commencent à s’émouvoir et dénoncent aujourd’hui une atteinte à leur liberté et des pratiques illégales. Du côté de la CNIL on est habitué à ne pas s’émouvoir : la pratique de Philip Morris «pose question». «Sur le plan de la loi Informatique et libertés, le fait qu’une entreprise tienne à jour une liste de députés afin de mener ses actions de lobbying est légitime, a expliqué au Parisien Sophie Nerbonne, directrice adjointe des services juridiques de la Cnil. Les députés devraient en être informés.»
Interrogé, Philip Morris n’a pas souhaité réagir (1) (2). Dans un communiqué daté de début septembre, il affirme toutefois regretter que «le débat se focalise de plus en plus sur nos démarches visant à faire connaître notre opinion sur le projet» de directive. «L’argument selon lequel nous devrions rester silencieux face à des propositions qui nous concernent directement n’a pas de sens» fait valoir la puissante multinationale.
Un « débat permanent »
Rappelons la raison d’être de www.lemondedutabac.com : « Sans parti pris partisan mais avec une approche ouverte, exhaustive, informative. L’objectif est d’informer, tout simplement, sur des prises de parole, des faits, des chiffres. Tels qu’ils sont. Tels qu’ils peuvent être compris. Une contribution, parmi d’autres, à un débat permanent. »
Que peut-on lire aujourd’hui 21 septembre sur ce site ? Ceci :
« L’impact d’une stratégie de la « terreur médiatique .
Comme prévu, l’article du Parisien suscite force reprises médiatiques (BFM TV, i TELE, France 2, radios), etc. Conformément à la loi du genre, les rebonds sont encore plus outranciers.
On présente maintenant comme « liste noire » … des notes internes de Philip Morris International contenant une simple analyse (sous forme de tableau) des opinions des eurodéputés par rapport à la Directive tabac. Les initiés appellent cela un « maping ». Comme peut le faire n’importe quel consultant – ou journaliste – sur n’importe quel sujet politique. Mais là, il s’agit de tabac et donc, tout prend un tour forcément scandaleux !
On met en avant des budgets de « lobbying » saisissants. Sans préciser que ces chiffres sont donnés par Philip Morris lui-même – qui s’est déjà expliqué sur sa communication à Bruxelles (voir Lemondedutabac du 9 septembre) – et portent sur plusieurs années pour l’ensemble de la Communauté européenne. Le sérieux journalistique consisterait à comparer ce chiffre avec ceux de tous les grands groupes industriels intervenant à Bruxelles. Y compris les groupes pharmaceutiques. Ceux que connaît bien Françoise Grossetête qui a essayé – en vain – de réglementer les ventes de produits pharmaceutiques sur internet …
En fait, il faut voir derrière tout cela une campagne des anti-tabac, furieux du report au 8 octobre du vote de la Directive tabac en séance plénière (voir Lemondedutabac du5 et 6 septembre). Tout simplement parce que nombre d’eurodéputés se posent, avec raison, des questions sur la pertinence de certaines dispositions de la Directive (des paquets quasi génériques au classement de la cigarette électronique en produit pharmaceutique). Il faut donc, pour les anti-tabac, annihiler tout esprit critique par le biais de cette « terreur médiatique ». Dont le leitmotiv est : « si vous êtes contre le projet de Directive tabac, c’est que forcément vous êtes sous influence de l’horrible lobby du tabac ».
Pourtant, il n’y a aucune raison de se laisser impressionner. »
Rien de « contraire à l’éthique »
Plus tôt dans la matinée www.lemondedutabac.com avait écrit : les faits « révélés » par Le Parisien ne correspondent pas à des méthodes ou à des faits illégaux ou même – allons plus loin – contraires à l’éthique. Une entreprise concernée directement par une décision européenne a le droit de faire valoir son point de vue. Et pas la moindre trace de corruption, pour être clair … ». La clarté, voilà bien la priorité des priorités.
Des « documents dérobés »
Le site poursuit : « C’est le traitement journalistique (utilisation des termes, commentaires allusifs, abondances des mots « secret » et « harcèlement ») qui rend le sujet scabreux. Précision sur laquelle le journal se garde de revenir : « les documents Philip Morris » publiés ont été dérobés, purement et simplement. Le plus surprenant dans cette histoire est que ce genre de mésaventure soit arrivé à un groupe connu, en fait, pour la rigueur de ses procédures internes. »
Une leçon de journalisme
Et il ne se prive pas de la joie de faire la leçon au Parisien :
A travers ce genre de révélations, gonflées artificiellement, Le Parisien passe à côté du vrai sujet. La directive européenne dans son état actuel, c’est :
– les paquets quasi génériques (75% des faces avant et arrière du paquet couvertes de photos-choc et d’avertissements sanitaires) : qu’en pensent les lecteurs du Parisien en termes d’efficacité réelle sur la santé publique ?
– la disparition des cigarettes « menthol », sans nécessité prouvée
– l’assimilation de la cigarette électronique au domaine pharmaceutique et, donc, la disparition de son mode actuel de distribution
– et une tolérance maintenue sur la vente du tabac par internet.
Le vrai débat est là. »
Supplique pour le retour du journalisme d’investigation
Ce qui n’est certainement pas totalement faux. Mais ce qui n’interdit certainement pas de dévoiler par voie de presse la réalité de pratiques. Sur ce point en voit mal quel mouche pique Philip Morris (et incidemment le rédacteur en chef du www.lemondedutabac.com ) si les pratiques révélées ne sont pas illégales et même – osons aller plus loin – ne sont pas contraires à l’éthique.
« Fini le journalisme d’investigation avec des sujets remis dans leur vrai contexte, conclut aujourd’hui le site. Maintenant, on ‘’met en scène’’ l’information afin de gagner quelques citations dans les revues de presse … Le lecteur en est réduit à chercher en permanence ce que l’on veut lui cacher. En l’occurrence, on détourne son attention de l’aberration d’une nouvelle réglementation européenne dont on s’apercevra, dans quelques années, de son inefficacité. Pratique, à quelques mois des élections européennes … ».
C’est, en somme, une ode au journalisme d’investigation ; à diffuser dans les écoles de la profession. On regrettera que cet éditorial du www.lemondedutabac ne soit pas signé.
(1) Philip Morris n’est pas toujours muet. Amancio Sampaio, nouveau président de Philip Morris France donne une longue interview « exclusive » au mensuel Le Losange (le magazine 100% buralistes) daté de septembre. Il y parle notamment de son intérêt pour la cigarette électronique. « De toute évidence, ce nouveau segment, ainsi que toutes offres de produits ‘’à nocivité réduite’’, doivent être mieux appréhendés et encadrés par la loi » déclare-t-il. On observera que des guillemets encadrent la formule « à nocivité réduite ». Est-ce dire que la nocivité de ces produits n’est pas réduite ». Ou qu’il est difficile d’avouer sur papier journal glacé que les produits actuels sont des produits nocifs ?
On apprend sur le site de Philip Morris International que M. Amancio Sampaio jouit de la double nationalité suisse et brésilienne. Il aime la randonnée au grand air. Dans l’entretien au Losange il déclare aussi : « Au cours des dix dernières années, Philip Morris International a investi significativement et continue d’investir en recherche et déevlopepment sur ces produits dits « de nouvelle génération à nocivité réduite ». Certains de ses produits contiennent du tabac, d’autre pas. Le principe est qu’ils ne brûlent plus de tabac et réduisent, voire éliminent, de nombreux constituants nocifs ou potentiellement nocifs de la fumée, tout en procurant l’expérience sensorielle de fumer. Notre démarche est scientifique, nous avançons donc prudemment, avec toute la rigueur scientifique nécessaire pour évaluer le potentiel de risque de ces produits. Les premiers résultats de nos recherche sont encourageants ».
Big Tobacco partenaire (volontaire) de recherches à des fins sanitaires? C’est peu dire que nous souhaiterions, sur ce thème précis, poursuivre l’échange avec M. Amancio Sampaio.
(2) Relayé par http://www.lemondedutabac.com Philip Morris International (PMI) a finalement publié le communiqué de presse suivant:
« Dans le cadre de ses activités, PMI place l’intégrité et le respect de la vie privée au premier rang de ses priorités. Les dossiers dont il est fait mention reflètent simplement une perception des opinions exprimées par les élus amenés à discuter et adopter des textes de lois. Ceci est en adéquation avec les usages et conforme à ce que font d’autres entreprises, ONG ou autres groupes d’intérêt dans le cadre d’un processus législatif normal afin de porter à la connaissance des élus les problématiques et enjeux.
« En effet, il nous appartient donc de participer à ce processus afin d’informer les Députés des impacts d’une proposition sur nos activités, sur les centaines de milliers d’emplois de notre industrie ainsi que sur les Gouvernements des Etats membres et les consommateurs qui en subiront les conséquences. Ainsi, nous entendons continuer à exprimer nos opinions de façon proactive et en toute transparence ».