Ukraine: 298 cadavres humains au coeur d’ une affaire médico-légale sans précédent

Bonjour

Combien de corps seront identifiés ? Combien seront reconstitués ? Par qui ? Et quand ? Les 298 cadavres du crash MH-17 font aujour’hui l’objet de multiples interrogations. Ils sont d’ores et déjà au centre d’une affaire médico-légale et diplomatique sans précédent. Avec, en toile de fond les catastrophes aériennes de Lockerbie (1988) en Ecosse et du Mont Saint-Odile (1992) en Alsace.

Lundi 21 juillet. A l’heure où nous écrivons ces lignes le train dans lequel se trouvent les corps (vus par des experts néerlandais) des victimes de la destruction en vol (le 17 juillet) de l’avion malaisien est bloqué par les rebelles en dépit de pressions internationales croissantes sur leur « protecteur russe ». Kiev a annoncé la suspension de ses opérations militaires autour du site du crash pour faciliter la récupération des cadavres, tandis que ses forces ont déclenché deux opérations parallèles, dans la zone de l’aéroport de Donetsk, et dans la région de Lougansk.

Pro-russes vs loyalistes

On sait que cette partie orientale de l’Ukraine est déchirée depuis plus de trois mois par un conflit armé entre les séparatistes prorusses et les loyalistes (qui accusent Moscou de soutenir les rebelles). Ce sont ces rebelles qui (sans preuve déterminante) sont soupçonnés d’avoir abattu l’avion de ligne malaisien avec 298 personnes à son bord. Ils l’auraient confondu avec un appareil militaire ukrainien. (Voir le dossier de Slate.fr)

Aujourd’hui, à cette heure, les yeux de la communauté internationale sont tournés vers la gare de Torez, en zone rebelle. C’est là qu’est immobilisé le train de cinq wagons réfrigérés contenant les restes des victimes. Une équipe d’enquêteurs néerlandais a examiné les corps, avant de partir pour la zone du crash, a constaté une journaliste de l’AFP.

Extraits variés :

« Un masque sur le visage, les enquêteurs ont ouvert les cinq wagons qui étaient censés être réfrigérés, la température extérieure oscillant autour de 30 °C. Apparemment, ils ne l’étaient pas, une forte odeur de corps en décomposition s’en dégageant….

« Les corps sont entreposés dans de bonnes conditions », a déclaré Peter Van Vliet, expert médico-légal néerlandais, reconnaissant qu’il n’avait pas pu compter les dépouilles…. »Le train doit bouger aujourd’hui, a-t-il ajouté, mais nous ne savons pas vers quelle destination ni à quelle heure »….. « Vous entendez les moteurs du système de refroidissement : ils sont à la peine.

La température augmente, ce qui favorise le processus de décomposition et donc joue en défaveur du processus d’identification »…  l’Ukraine s’est déclarée prête à confier la coordination de l’enquête internationale à ce « pays, qui a le plus souffert » – sur les 298 personnes tuées, 193 étaient des Néerlandais -, et à envoyer tous les corps à Amsterdam pour autopsie, a annoncé le Premier ministre Arseni Iatseniouk….

« Mais ces maudits gorilles ne permettent pas au train de quitter la zone », a-t-il ajouté, parlant des rebelles…. La question des corps a aussi été évoquée par un des principaux chefs rebelles, Alexandre Borodaï, au cours d’une conférence de presse à Donetsk….

« Il y a 282 corps dans les wagons. Malheureusement 16 victimes n’ont pas encore été retrouvées », a déclaré le « Premier ministre » de la « République populaire de Donetsk » (DNR), autoproclamée….. « Si ce train doit quitter notre territoire, ce sera seulement après que nous l’aurons transféré sous la responsabilité d’experts internationaux », a-t-il affirmé, disant « ne pas avoir confiance en la partie adverse »…. »

Grande ampleur

Ces informations fragmentaires soulèvent la question de savoir si la totalité des corps des victimes pourront ou non être retrouvés : 283 passagers et 15 membres de la compagnie Malaysia Airlines. « Il s’agira d’un travail de grande ampleur qui nécessitera plusieurs milliers de prélèvements sanguins pratiqués sur des proches de chacune des 298 victimes » nous a expliqué, pour Slate.fr le Pr Patrice Mangin, directeur du Centre universitaire romand de médecine légale (Lausanne). Ces prélèvements permettront une identification par comparaison des profils des empreintes génétiques. »

Première mondiale

Alors directeur de l’Institut de médecine légale de l’Université Louis-Pasteur de Strasbourg le Pr Mangin avait, en 1992, été le premier légiste au monde à avoir recours à cette technique génétique dans le cadre d’une catastrophe aérienne. Il s’agissait de celle dite du mont Saint-Odile : un Airbus A-320 de la compagnie Air Inter qui s’était alors écrasé le 20 janvier sur le mont Saint-Odile, près de la commune de Barr en Alsace. Au total 87 morts, passagers et membres d’équipage. Neuf occupants de l’avion avaient survécu. Nous avions alors couvert la dimension médicale de cette catastrophe pour Le Monde. Cette première n’avait pu déboucher sur des résultats concrets que grâce à la participation de nombreux membres des familles des victimes qui avaient accepté de subir un prélèvement sanguin. L’équipe de médecins et de biologistes dirigée par le Pr  Mangin avait ainsi pu remettre à chaque famille les restes de ses proches.

Les membres de cette équipe avaient alors dû innover. Rien dans le droit français n’impose a priori, après une catastrophe, l’identification des victimes. Le code civil prévoit dans de telles circonstances que le tribunal le plus proche prononce un jugement de décès collectif. Pour autant il existe bien des raisons pouvant justifier que l’on cherche à identifier chaque cadavre. Dans le cas d’une catastrophe aérienne ou ferroviaire il s’agit de l’investigation sur les causes du drame avec, le cas échéant, la nécessité de réaliser des examens toxicologiques sur les pilotes ou les conducteurs. Il faut aussi compter avec la confirmation du décès pour des personnes ayant souscrit des assurances. Il s’agit aussi, évidemment, de raisons humanitaires.

Pr Etienne-Charles Frogé

« Pouvoir disposer de la dépouille mortelle de son parent permet à la famille d’accomplir plus sereinement sa conduite de deuil devant un corps identifié, ce qui, après une catastrophe collective et compte tenu de l’agressivité qu’elle provoque, joue un rôle social d’apaisement » expliquait en 1992 au Monde le Pr Etienne-Charles Frogé, alors vice-président de la Société française de médecine légale et de toxicologie.

« Les légistes travaillant sur le crash de la Malaysia Airlines pourront disposer d’une liste a priori fiable des passagers observe le Pr Mangin. Dans le cas de la catastrophe du mont Saint-Odile il aurait été a priori hasardeux de se baser sur la liste des passagers établie par Air Inter, aucun contrôle d’identité n’étant alors réalisé pour les vols intérieurs. » Les enquêteurs devaient ainsi découvrir que l’un des passagers du vol Lyon-Strasbourg voyageait sous une fausse identité pour bénéficier d’une carte de réduction de la compagnie.

Difficultés politiques

Les premières difficultés rencontrées par les médecins légistes français ne furent pas d’ordre technique mais administratif et politique. Le souci des pouvoirs publics et de l’autorité judiciaire fut en effet alors de faire enlever au plus vite les cadavres des victimes du site de la catastrophe, et de les rendre rapidement à leurs familles présentes sur les lieux. «  En réalité, les autorités avaient complètement évacué le problème médico-légal, confie le professeur Mangin. Or l’expérience acquise par nos confrères étrangers était sur ce point sans équivoque. Il faut impérativement que le ramassage des corps soit fait de la manière la plus méthodique, même si les autorités veulent, en urgence, faire place nette. »

Après balisage et partage du site en cinq zones par la gendarmerie français, les corps (souvent morcelés, décapités ou carbonisés) furent situés par rapport à l’avion, puis transférés sous des tentes dans la cour fermée de la mairie de Barr. Un questionnaire rédigé par les légistes fut distribué aux familles au terme d’une cérémonie religieuse organisée sur place, en présence d’un prêtre, d’un pasteur et d’un rabbin.

Tatouages et grains de beauté

« Il s’agissait pour nous, avant de débuter le travail d’identification, d’avoir le maximum de renseignements, expliquent le Pr Mangin. Nous demandions ainsi une série de précisions concernant l’habillement des victimes, leurs bijoux, les interventions chirurgicales qu’elles avaient subies ainsi que la présence de prothèses dentaires, oculaires ou auditives, la taille, le poids, la couleur des cheveux et des yeux, l’existence de signes distinctifs comme des tatouages, des grains de beauté, etc. En moins de quarante-huit heures, nous disposions de 75 % des réponses, puis de la totalité dans la semaine. » C’est ainsi que les premières identifications médico-légales ne purent-elles commencer que plus de quarante-huit heures après la catastrophe.

Le Pr Mangin et son équipe d’une dizaine de spécialistes  travailla pendant plus d’une semaine. Il s’agit alors de mettre en œuvre les investigations traditionnelles sur les fragments organiques : autopsies, radiographies et, le cas échéant, relevés dentaires. Les chirurgiens dentistes prirent contact avec chacun de leurs confrères français ou étrangers qui avaient été amenés à prodiguer des soins aux victimes de l’Airbus. Les légistes bénéficiaient parallèlement du soutien logistique de l’Institut d’investigations criminelles de la gendarmerie française. Les spécialistes de cet institut confirmèrent dans plusieurs cas les empreintes digitales à partir d’objets utilisés quotidiennement (verres à dents) par certaines des victimes à leur domicile. Des investigations génétiques (par amplification de l’ADN) étaient également réalisées sur l’ensemble des pièces anatomiques. Il s’agissait alors plus de reconstituer  les cadavres que de les identifier.

Prélèvements de sang et de muscles

Au total, en dix jours, soixante-huit des quatre-vingt-sept victimes avaient pu être identifiées. Le Pr Mangin proposa alors au juge d’instruction, d’avoir recours, de manière systématique, à la technique des empreintes génétiques. Le magistrat de Colmar ayant accepté, les médecins strasbourgeois demandèrent à plusieurs des proches des victimes (parents, enfants, ou frères et sœurs) un prélèvement de sang. Il s’agissait alors de réaliser une identification à partir de la comparaison des empreintes génétiques (pour partie, transmises sur un mode héréditaire) obtenues sur les victimes (par prélèvement de muscles) et celles de leurs ascendants, descendants ou membres de la fratrie (méthode de la filiation inversée).

Grâce à ce procédé, seize cadavres purent être formellement identifiés et rendus à leurs familles, un doute subsistant encore pour les corps très carbonisés de trois personnes. Ces investigations ont notamment permis de réaliser les examens toxicologiques (alcoolémie, traces de médicaments pouvant altérer la vigilance) sur le corps des deux pilotes, examens qui ont donné des résultats négatifs. « Ce fut la première catastrophe collective pour laquelle on aura procédé à l’identification des victimes par la méthode des empreintes génétiques, se souvient le Pr Mangin. Le taux de succès est sans comparaison avec celui obtenu lors de catastrophes similaires. A partir d’un tel travail, on put commencer à envisager le stockage d’un échantillon d’ADN pour toutes les personnes exposées, comme le personnel des compagnies aériennes ou les militaires. » (1)

Carbonisation et identification

Qu’en sera-t-il pour les 298 victimes du crash MH-17 et pour leurs proches ? « Depuis une vingtaine d’années les techniques d’identification par empreintes génétiques ont considérablement progressé, les méthodes se sont simplifiées. Les protocoles se sont standardisés comme ceux mis au point par Interpol et il existe même désormais en France comme en Suisse des exercices de simulation pour ce type d’enquête,  explique le Pr Mangin. La carbonisation de certains cadavres ne devrait guère soulever de difficultés techniques. Les difficultés tiendront en revanche au nombre des victimes et de leurs nationalités ainsi qu’aux circonstances de la catastrophe » explique le P Mangin.

De ce point de vue les premières informations en provenance de l’Est de l’Ukraine ne laissent pas espérer que les médecins légistes et les généticiens pourront mener leur tâche dans les meilleures conditions. Combien, au final, parviendront-ils à reconstituer et à identifier de cadavres ?

A demain

(1)     Ce travail a notamment fait l’objet d’une communication scientifique dans ‘’Journal of Forensic Science’’

Une partie de ce texte a été initialement publiée sur Slate.fr