Bonjour
« Rarement réforme judiciaire n’aura été aussi peu assumée » écrit Le Monde (Laurent Borredon et Jean-Baptiste Jacquin). Le Monde qui assume avec une manchette fumante : « Les fumeurs de cannabis pourront désormais échapper au tribunal ». Pour l’heure les autres médias ne relaient pas – sauf France Culture. Les radios périphériques hésitent. France Inter fait l’impasse. Tout se passe comme si les médias n’y croyaient pas vraiment.
Politiquement miné
A compter de ce vendredi 16 octobre nous entrons, en France, dans le système de la « transaction pénale ». Lisons Le Monde, donc, puisqu’il a saisi l’ampleur sociétale, du sujet :
« La mise en œuvre de la transaction pénale, voulue par la loi d’août 2014, a fait l’objet de la publication discrète, jeudi 15 octobre, d’un décret d’application au Journal officiel. Ce dispositif permet aux officiers de police judiciaire de proposer pour les petits délits une amende, qui serait immédiatement payée, plutôt que de déclencher la lourde machine judiciaire.
Mais le terrain est miné politiquement. Car ces mesures apparemment techniques destinées à désengorger les tribunaux pourront s’appliquer par exemple à la consommation de cannabis, ou à la conduite sans permis ou sans assurance [ce dernier point à ultérieurement -et bien tardivement- été démenti par la Chancellerie… ]. Laisser entendre que les tribunaux n’auraient plus à juger ces délits à forte charge symbolique dans l’opinion publique, et c’est un procès en dépénalisation qui menace le gouvernement de Manuel Valls, lui-même signataire du décret avec quatre de ses ministres [voir ici le texte du décret signé, outre par le Premier ministre, par Christiane Taubira, Michel Sapin, Bernard Cazeneuve et Georges Pau-Langevin]. »
Désengorger
Le pouvoir en place fera valoir qu’il ne s’agit nullement de dépénalisation : les amendes proposées par la police en dehors des tribunaux devront avoir été autorisées « au préalable au cas par cas par le procureur » puis homologuées a posteriori par le président du tribunal. Et le code pénal restera comme il est, écrit dans le marbre. Reste que la dimension symbolique de la transaction fait que ce marbre apparaître bien friable – et ce du fait même du pouvoir ; un pouvoir qui avoue lui-même qu’il s’agit là de désengorger les tribunaux. Et nombre de magistrats engorgés d’applaudir devant ce pragmatisme républicain. Un pragmatisme inspiré de la vielle pratique des douaniers et qui ajoutera à l’américanisation de la société française.
Petits larcins (moins de 300 euros)
En pratique, il n’y aura pas que le cannabis. Cette transaction pénale s’appliquera « à tous les délits punis au maximum d’un an d’emprisonnement ». Cela ira du vol simple (valeur environ inférieure à 300 euros) aux atteintes involontaires à l’intégrité physique (entraînant une incapacité de travail de moins de trois mois). Sans oublier l’occupation en bande d’un hall d’immeuble. Y ajouter, assure Le Monde : la consommation de stupéfiants et la conduite sans permis.
Explications de texte : « Il s’agit de pouvoir sanctionner certaines infractions de faible gravité auxquelles la réponse pénale traditionnelle semble peu ou mal adapté. » (Dominique Raimbourg, avocat et député (PS, Loire-Atlantique). « Avec la possibilité de consigner le montant de l’amende dès que la personne mise en cause a accepté la transaction pénale, ce sera plus rapide et plus efficace » (Véronique Léger, secrétaire nationale de l’Union syndicale des magistrats.
Marisol Touraine absente
Jésuites ou paradoxaux (voire les deux) certains soutiennent que ce nouveau dispositif servira à renforcer la répression de l’usage de stupéfiants. Par quel mystère ? Le recours systématique à l’amende pourra être décidé dans le cas de personnes prises pour des premiers faits – des personnes que la police ne se donnait plus la peine de poursuivre.Les croire sur parole ?
Tout cela, on le voit concerne, au premier chef, la santé publique (1). Pour autant Marisol Touraine n’est pas signataire du décret (2). Drogues illicites mais aussi délits routiers. On se souvient que Christiane Taubira avait fait une spectaculaire marche arrière sur le même sujet : transformer en contraventions le défaut de permis de conduire ou d’assurance automobile.
De nouveaux nuages se pressent à l’horizon du gouvernement. Le Monde évoque ainsi « les fumeurs de shit pris par une patrouille avec une boulette de résine de cannabis ». Accepteront-ils de se rendre au commissariat « de leur propre gré »? choisiront-ils l’interpellation et la garde à vue ? C’est une question qu’il aurait fallu leur poser. Plus généralement il faudra observer comment notre vieux pays digérera le passage, à vitesse forcée, au concept de la répression (financière) instantanée.
A demain
(1) Pour Jean-Pierre Couteron, président de la Fédération Addiction « l‘arrivée de la transaction pénale est une bonne évolution technique, mais pas une révolution pénale, car elle ne touche pas à la symbolique de la pénalisation de l’usage».
Pour Danièle Jourdain-Menninger, la présidente de la Mildeca, la mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives «c’est une mesure de simplification des procédures qui ne change rien à la politique actuelle. L’interpréter comme une marche vers la dépénalisation serait une erreur d’analyse».
Pour sa part l’Association nationale de prévention en alcoologie et en addictologie (ANPAA) a publié le communiqué suivant:
« Débordé par une consommation de masse que la répression n’arrive pas à endiguer, ce gouvernement, comme ceux de la précédente majorité, est tétanisé par la crainte de se voir accusé de laxisme s’il réforme la législation sur une base plus rationnelle. Il vient cependant, quasiment en catimini, de mettre en place une mesure, la transaction pénale, qui permettra dans les faits de remplacer pour les usagers de stupéfiants (et en particulier de cannabis) le passage devant le tribunal par une contravention à l’initiative des policiers.
Loin d’être une dépénalisation de l’usage, la contraventionnalisation sanctionnera moins fort mais permettra une répression plus systématique alors que son échec est patent. Cette réforme procédurale a pour objectif de désengorger les tribunaux, mais pas de changer le cadre législatif. Il est plus que temps d’ouvrir un véritable débat citoyen sur l’ensemble du sujet – l’usage de substances psychoactives licites et illicites et leurs dommages sanitaires et sociaux –, plutôt que de tenter en vain des bricolages juridiques qui ne résoudront rien.
La société est largement prête, et en attente pour un débat serein et dépassionné d’autant que la principale préoccupation de la population pour la santé de la jeunesse n’est pas le cannabis, mais l’alcool. L’ANPAA appelle donc le gouvernement et les élus à faire preuve du courage nécessaire pour ouvrir une consultation publique avec l’ensemble les acteurs de la société. Elle y contribuera activement».
(2) Marisol Touraine estimait jusqu’à présent que « la contraventionnalisation du premier usage de stupéfiants serait un mauvais signal à adresser ».