Bonjour
La science sait parfois, elle aussi, être une jungle. Carnet du Monde daté du 11 avril 2019. On y apprend la mort, survenue le 5 avril, du Pr Dominique Stéhelin. « Esprit brillant, il appartenait à ces grands chercheurs qui allient une intelligence exceptionnelle à une formidable intuition, résume avec justesse La Voix du Nord. Il avait ainsi apporté une contribution majeure à la découverte des oncogènes, une catégorie de gènes dont l’altération favorise la survenue des cancers. »
Pour l’avoir rencontré à plusieurs reprises dans les années 1980 (pour Le Monde) nous gardons de Dominique Stéhélin le souvenir d’un biologiste hors du commun, brillant, pédagogue, charismatique – le représentant d’une nouvelle génération incarnée quelques années plus tôt par son confrère Philippe Maupas (1939-1981) . Deux hommes promis au Nobel de médecine qui, de manière différente mais également injuste leur échappa.
« Au début des années 1970, les mécanismes du cancer faisaient l’objet de nombreux débats, rappelle l’Inserm dans la biographie qu’il lu avait consacré. Les uns pensaient que les causes de la cancérisation étaient externes aux cellules (théorie virale des cancers), alors que d’autres défendaient une origine cellulaire des dérèglements cancérigènes (théorie génétique). La connaissance des virus et l’avènement de la biologie moléculaire ont permis de clarifier ce débat. Le premier virus identifié pour causer des tumeurs (sarcomes) chez le poulet fut le virus du sarcome de Rous en 1911 par le chercheur américain Peyton Rous.
« En 1976, Dominique Stéhelin, alors chercheur détaché du CNRS dans le laboratoire de Michael Bishop à San Francisco, démontre par une technique d’hybridation différentielle, la présence d’un fragment d’ADN du virus du sarcome de Rous dans le génome de cellules normales non infectées. Cela démontrait que le gène src du virus avait sa contrepartie dans les cellules normales et sa caractérisation a permis de montrer que le virus était devenu cancérigène, en incorporant et en modifiant ce gène dans son génome. Quinze ans plus tard, en 1989, le prix Nobel de physiologie et médecine a été décerné pour cette découverte de l’origine cellulaire des oncogènes rétroviraux aux co-auteurs du travail, les américains Michael Bishop et Harold Varmus. »
Le Monde du 10 octobre 1989
C’était il y a trente ans. Et nous gardons également en mémoire la profonde injustice que ressentit la communauté scientifique spécialisée en apprenant l’exclusion du chercheur français d’une récompense qu’il méritait amplement de partager – et ce d’autant que les deux lauréats plaidèrent sa cause. En vain. Rue des Italiens, Le Monde daté du 10 octobre 1989 :
« Le prix Nobel de médecine a été décerné, lundi 9 octobre, à deux chercheurs américains de San-Francisco, J. Michael Bishop et Harold E. Varmus, pour leur découverte de » l’origine cellulaire des oncogènes rétroviraux « .
« L’attribution de ce prix a immédiatement entraîné la réaction du professeur Dominique Stehelin, spécialiste français des oncogènes, qui a été le premier à travailler sur le sujet à l’époque où il appartenait au laboratoire _ de 1972 à 1975 _ de San-Francisco. « Je suis très déçu, je trouve cela très injuste et très moche », a déclaré le professeur, affirmant qu’il avait, lui seul, découvert les « gènes du cancer » (oncogènes) et que « ses travaux lui appartiennent ». Le professeur Stehelin, qui travaille actuellement à Lille, a ajouté : « Je ne comprends pas pourquoi la communauté scientifique refuse de m’attribuer cette découverte, sans doute parce que je n’ai pas « ramé » et parce que travailler à Lille est jugé moins prestigieux que d’être chercheur à San-Francisco. » »
A son retour des Etats-Unis, Dominique Stéhelin avait mis en place une équipe de recherche à l’Institut Pasteur de Lille et poursuit la découverte et la caractérisation de nouveaux oncogènes. Il poursuivit son œuvre, montrant aussi que des rétrovirus peuvent contenir deux oncogènes susceptibles de leur conférer des propriétés “transformantes” accrues et/ou de cancériser des cellules. Et plus généralement le rôle essentiel des oncogènes dans tous les processus cellulaires normaux et clarifie leur implication dans le cancer lorsqu’ils sont dérégulés.
Il fut aussi à l’origine de la création en 1996 de l’Institut de biologie de Lille, avec le soutien du CNRS, de la région Nord Pas de Calais et de l’Etat. De très nombreux chercheurs français et étrangers ont été formés dans le laboratoire de Dominique Stéhelin, qui a su les attirer par ses qualités scientifiques, associées à son charisme et son ouverture d’esprit. Plusieurs sont devenus directeurs de laboratoires à l’Inserm, au CNRS, dans des laboratoires internationaux, ou directeurs de département dans l’industrie pharmaceutique.
On pourrait gloser sur la meurtrissure durablement vécue par ce biologiste. On ne gardera que le souvenir d’un homme hors du commun, brillant, pédagogue, charismatique. Son intelligence et son intuition. Son regard et son sourire.
A demain
@jynau