Une journaliste licenciée : «Nous crevons de ne pas donner aux lecteurs ce qu’ils attendent»

 

Bonjour

Nous avons déjà évoqué ici l’histoire et les réflexions de Aude Lancelin, journaliste-cadre méchamment licenciée de L’Obs (groupe Le Monde) qu’elle a rebaptisé L’Obsolète. Son livre-témoignage  paraît ce jeudi 13 octobre : Le Monde libre (éd. Les liens qui libèrent). Cette publication donne lieu à une étrange mise en abyme, certains médias exposant à cette occasion les raisons pour lesquelles ils souffrent et (parfois) disparaissent. Parler de son mal pour le conjurer ?

Pessimisme

Le Point y consacre aujourd’hui une large place. « Aude Lancelin : ‘’L’Obs est un petit poumon malade encore nécessaire à Hollande » ». L’entretien a été réalisé par la journaliste Violaine de Monclos. « Dans un livre qui paraît ce jeudi 13 octobre, la journaliste livre le long récit de cet événement et aussi de quinze ans de presse écrite qui l’ont laissée fort pessimiste sur l’avenir du métier, dont on se demande d’ailleurs si elle conserve quelque espoir de l’exercer encore» écrit-elle.

Violaine de Montclos ajoute: « En effet, on peut s’agacer de l’humilité très relative et du style un rien tragique et grandiloquent de ce livre, on peut même pour les plus sceptiques mettre en doute sa version politique d’un licenciement qui n’était selon la partie adverse que « managérial », mais on ne peut pas manquer de saluer l’indéniable courage, et le talent, avec lequel elle dézingue tous les petits marquis faiseurs de carrière qui sévissent dans le monde de la presse : intellectuels, patrons et autres « amis des rédactions » qu’il convient, lorsqu’on est simple journaliste, de ne jamais fâcher. Les voilà pour beaucoup, dans ce livre jouissif pour qui les reconnaîtra, pulvérisés façon puzzle »

Extraits :

« Vous racontez votre licenciement comme un événement grave, symptomatique de la crise de la presse et surtout d’une crise profonde de la gauche, mais dans un pays où des licenciements ont lieu tous les jours, ne craignez-vous pas que le récit de votre éviction soit lu comme une tempête dans un petit, tout petit verre d’eau ?

Aude Lancelin : Je comprends l’objection. Mais la seule chose que l’on m’ait laissée, c’est ma liberté enfin entièrement retrouvée, notamment celle de raconter ce monde de la presse dont j’ai vu durant 15 ans le délitement s’accélérer, et dont je peux aujourd’hui témoigner. Il n’est par ailleurs pas question dans ce livre de mes états d’âme, mais d’un système de connivence avec le pouvoir, de renoncement intellectuel, de quête du clic dont tous les journalistes souffrent. D’ailleurs, je reçois d’innombrables courriers de confrères qui se retrouvent dans ce récit. Et puis, quand on est journaliste, un licenciement qui est dû à la collusion entre des actionnaires et le pouvoir politique, c’est loin d’être anodin.

D’après vous, la vraie raison serait que vous incarnez une gauche critique vis-à-vis du gouvernement. François Hollande, en vue des élections à venir, aurait donc obtenu votre tête des actionnaires pour remettre L’Obs dans le « droit » chemin. Mais franchement, la presse magazine a-t-elle encore tellement de lecteurs et d’influence qu’un président de la République juge nécessaire, pour être réélu,  de se mêler de ses organigrammes ? Vous l’écrivez d’ailleurs vous-même dans votre livre : « L’Obsolète ne pesait plus grand-chose dans le débat public… »

– François Hollande fait partie de cette génération de politiques qui se préoccupe encore énormément de ce qui se passe dans les rédactions. Il passe sa vie à recevoir des aréopages de journalistes, à échanger des SMS avec eux… Et puis le PSet François Hollande vont si mal, sont si impopulaires que, oui, même un petit poumon malade comme L’Obs leur est encore très nécessaire… Ce journal a encore un portefeuille de plus de 300 000 abonnés, dont énormément d’enseignants, et il jouit toujours d’un certain prestige dans quelques milieux. C’est une supernova en train de s’éteindre, mais qui luit encore… et dont François Hollande croit fermement avoir besoin.

« Grandes figures des médias »

(…) Vous taillez en pièces un nombre considérable de grandes figures des médias, directeurs, producteurs, intellectuels et économistes « amis » des rédactions parfaitement reconnaissables et qui sont d’ordinaire intouchables. Comment espérez-vous être réembauchée quelque part ? On a le sentiment d’assister à un suicide professionnel… Vous renoncez à ce métier ?

– Non, ce n’est pas un adieu au métier. C’est un adieu à certains lieux où il est exercé. J’ai pris goût à cette liberté de parole retrouvée, je ne pourrai plus recommencer à ruser sans cesse, à dire des demi-vérités pour ne pas fâcher les uns et les autres comme nous sommes tous obligés de le faire constamment. La presse française traverse une période extrêmement difficile, elle est désormais entièrement à la main des avionneurs, des bétonneurs, des géants du luxe et du CAC 40. Or nous crevons justement de ne pas donner aux lecteurs ce qu’ils attendent.Mais je crois beaucoup à une prise de conscience. D’autres voix que la mienne commencent à s’élever. »

A demain

 

Tragique: «L’Obs» devient «L’Obsolète». La dynamique du «Monde Diplomatique »

 

Bonjour

Il ne faudrait jamais licencier certains journalistes. C’est le cas d’Aude Lancelin, « talentueuse directrice adjointe de L’Obs ». On peut la présenter ainsi :

« Aude Lancelin  née en 1973 à Tours, compagne de Frédéric Lordon. Ancienne élève du lycée Henri IV, en hypokhâgne et khâgne, puis étudiante à la Sorbonne-Paris IV, agrégée de philosophie, enseigne dans un établissement classé ZEP de l’Essonne.

 « Engagée en 2000 par le Nouvel Observateur, où elle couvre les domaines de la culture et des idées. Réalise de nombreux entretiens avec les philosophes contemporains. Parallèlement, collabore aux émissions télévisées Culture et dépendances (France 3) et Postface (i-télé, Canal+).

« Relève en 2010 que Bernard-Henri Lévy a cité naïvement (elle parle d’« autorité du cuistre ») un auteur imaginaire, Jean-Baptiste Botul, dans un ouvrage alors à paraître – ce qui provoque une vague de réactions amusées ou consternées. En août 2011, elle rejoint Marianne, en tant que directrice adjointe de la rédaction, responsable des pages « Culture » et « Idées » de l’hebdomadaire.

« En 2014, à la suite de la nomination de Matthieu Croissandeau à la direction de la rédaction, elle revient à L’Obs. Est licenciée par M. Croissandeau en mai 2016. Cette décision est, selon Mediapart imposée par les actionnaires, en l’occurrence Claude Perdriel et Xavier Niel. Elle est présentée comme un ‘’choix managérial’’, mais une grande partie de la presse y voit des motivations politiques : Claude Perdriel a en effet ouvertement reproché à Aude Lancelin d’avoir publié des textes « anti-démocratiques », c’est-à-dire trop à gauche, dans les pages « Débats » de L’Obs et d’avoir soutenu le mouvement Nuit Debout.

« Le fait que le compagnon d’Aude Lancelin soit Frédéric Lordon, figure de la gauche de la gauche, pourrait aussi avoir motivé l’éviction. Le 25 mai 2016, une quarantaine d’intellectuels publient dans Libération une lettre de protestation contre le licenciement d’Aude Lancelin . »

Plan média

Le plus généralement les journalistes licenciés (ou « invités à partir ») gardent le silence. Tel n’est pas le cas d’Aude Lancelin. Elle va publier « Le monde libre » (19 euros). Elle y narre, vu  de l’intérieur « la dérive du système médiatique français ». Voici ce qu’en dit (extraits) Livres Hebdo :  

« On se demandait qui allait éditer le livre d’Aude Lancelin, ancienne directrice adjointe de L’Obsdont le licenciement avait fait grand bruit fin mai. Ce sont Les liens qui libèrent qui, après avoir réussi à garder le secret jusqu’à cette fin de semaine, publieront le 12 octobre Le monde libre avec un tirage de 14000 exemplaires dont 10000 seront mis en place. Dès ce dimanche 9 octobre, le plan média démarre avec une interview dans le JDD.

« Elle raconte de l’intérieur la dérive du système médiatique français avec l’histoire de la numéro deux d’un hebdomadaire de gauche qui s’appelle L’Obsolète, dirigé par un certain Jean Joël. Elle fustige « la décadence d’un métier,  les opérations de police intellectuelle et le socialisme d’appareil à l’agonie » et trace de durs portraits de Manuel Valls « petit homme colérique aux idées simples devenu l’enfant chéri de l’Obsolète » ou Bernard-Henri Levy, « le sentencieux maître à penser de l’Obsolète ».

« La force de ce texte est qu’il est l’expression d’une époque, explique Henri Trubert, son éditeur. On voit comme les théories de management ont envahi les rédactions, le glissement des médias mais aussi de la gauche qui emprunte ses valeurs et concepts à la droite. » »

« Les Valls et les Macron »

Dans Le Journal du Dimanche (groupe Lagardère) l’ancienne de L’Obsolète cogne dur. L’hebdomadaire dominical du groupe Lagardère « a décidé de donner la parole à Aude Lancelin car son ouvrage «  bien au-delà des portraits cruels de journalistes et intellectuels parisiens, pose à sa manière le problème de la liberté d’expression ». « Aude Lancelin : « Il y a un trou d’air dans la vie intellectuelle française  » » (propos recueillis par Marie-Laure Delorme) – sur abonnement. On y lit des choses désespérantes, que L’Obs est devenu le nom de la gauche officielle, prétendument « sociale-démocrate », en réalité néolibérale et autoritaire, « une gauche obligée de mentir en permanence sur elle-même », mais dont « plus grand monde n’est tout à fait dupe désormais ».

Aude Lancelin a écrit un pamphlet, œuvre contestataire 1 et non « entreprise de dénigrement systématique ». Elle dénonce le « monde Uber » et le « monde El Khomri » prônés « par les Valls et les Macron ». Et elle n’a pas « assuré ses arrières », pas assuré son « avenir professionnel ». Ce serait, en somme, une fin.

« Ce livre est évidemment une lettre d’adieu à ces lieux que l’on appelle encore journaux par habitude, mais où l’esprit a été vaincu, où les combats de sont plus que d’apparence. Pour autant ce n’est nullement un adieu à ce métier. Les journalistes étouffent, nous sommes nombreux à ne plus supporter d’être les hochets de géants des télécoms intrumentalisant la presse à leurs propres fins. Avec l’aide des lecteurs, eux aussi spoliés, une autre histoire reste à écrire ».

« Notre vigueur découle de votre appui »

Hasard ou fatalité, on lit ceci dans le dernier numéro du Monde Diplomatique :

« Depuis deux ans, la diffusion du Monde diplomatique s’est nettement redressée  ; le nombre de ses abonnés atteint un record historique ; la situation de ses finances n’inspire plus d’inquiétude. Un tel rétablissement détonne dans le paysage de la presse et dans le climat idéologique actuel. Il tranche en particulier avec le délabrement éditorial et économique de la plupart des périodiques, dont certains ne diffèrent leur trépas qu’en se transformant en prime numérique du géant des télécoms qui les possède. Notre santé contraste également avec la situation politique et idéologique générale. (…)

«  Depuis 2009, nous avons fait appel à vous pour mener ce combat éditorial et politique. Le résultat est là, puisque notre vigueur découle de votre appui. La période qui s’annonce réclamera plus que jamais que notre voix porte. Votre contribution aura donc également pour avantage de prévenir tous les dynamiteurs du bien commun que leur offensive nous trouvera sur leur chemin.,Soutenez-nous ! Le Monde diplomatique  ambitionne de faire vivre un journalisme affranchi des pouvoirs et des pressions. Une liberté qu’il doit essentiellement à ses acheteurs et abonnés. »

Peut-être faudrait-il, parfois, licencier certains journalistes. Ou les inviter à quitter ces lieux que l’on appelle encore journaux. Par habitude.

A demain

1 Sur ce thème, le remarquable : « L’âge d’or du pamphlet », de Cédric Passard. CNRS éditions. 25 euros.