On a beau réfléchir avec le cerveau, nos grandes affaires sont des affaires de cœur. Cette pompe n’a plus rien à voir avec la mort, certes, mais son battement à toujours quelque chose de rassurant. Ou pas. Notamment quand l’heure vient où il faut prendre certaines décisions. Comme ci-dessous.
Conférence de rédaction au sous-sol de la rue Sainte-Anne, siège de Slate.fr. Jeunes talents et vieux briscards. La conversation roule. Médecine. Sharon, Schumacher, les nouveau-nés de Chambéry. Puis un esprit rédactionnel toujours affûté nous interpelle : « Ton cœur Carmat®, battra-t-il encore après la mort ? ». A question précise, réponse embarrassée. Genre politique. Rappel des grands principes. Retour rapide sur la séparation il y a un demi-siècle de l’Eglise-cœur et de l’Etat-cerveau. Et assurance que l’on reviendra un jour prochain sur le sujet.
On quitte la rue Sainte-Anne et sa civilisation japonaise. Troublé. Irrité de n’y avoir point songé le premier. Questions à quelques confrères médecins. Embarras contagieux.
Puis, fatalité, de précieuses informations collatérales apportées par le site Medscape depuis Rochester et le temple de la Mayo Clinic. On n’y parle pas de Carmat®, bien sûr. Mais on s’en rapproche. Question (jamais posée dans les médias français) : à partir de quand le maintien en fonction d’un défibrillateur (DAI) ou d’un pacemaker (PM) traitant la bradycardie, peut-il être assimilé à de l’acharnement thérapeutique ?
« Désactivations » et « rétractations »
Questions jamais posée non plus dans les instances professionnelles ou au sein de nos instances dirigeantes. « Difficile question, dont ni les cardiologues implanteurs, ni les autorités de santé, ni les patients eux-mêmes, ne se sont encore pleinement saisis » assure Vincent Bargoin (1). Or, avec quelques 110 000 DAI implantés chaque année aux Etats-Unis, on ne peut plus parler de question marginale. Dans le Journal de l’American Medical Association – Internal Medicine, une équipe de la Mayo Clinic (Rochester, Etats-Unis), publie quelques chiffres éloquents (2).
On y apprend que sur une période de près de quatre ans (novembre 2008 – septembre 2012), durant laquelle 4496 PM ou DAI ont été implantés à la Mayo Clinic, 159 demandes de désactivation de l’appareil ont été enregistrées. Dans 150 cas, la désactivation a effectivement été opérée. On note, parmi les neuf cas restant, deux refus des médecins chez des patients dépendants de leur PM, et une rétractation d’un patient. Chez les 150 patients dont l’appareil a été désactivé (79 ans, 67% d’hommes), 57% avaient formulé leurs volontés quant à leur fin de vie. Mais la désactivation de l’appareil n’était explicitement mentionnée que dans un seul cas.
Le pire
« On note par ailleurs que 23 patients sont décédés dans les 24 heures suivant la désactivation. Dans ce cas, la demande a probablement été formulée après des chocs de l’appareil, écrit notre confrère. Enfin, le plus surprenant, peut-être : les auteurs soulignent que dans une majorité de cas (55%), c’est une infirmière qui a été chargée de la désactivation et non pas le chef d’équipe. » Est-ce bien surprenant ou n’est-ce pas plutôt profondément choquant ? On pourrait ajouter scandaleux ou, plus précisément, indigne.
« Ces chiffres n’ont évidemment qu’une valeur indicative – on peut seulement les supposer plutôt favorables, la Mayo Clinic n’étant pas ce qui se fait de pire aux Etats-Unis et dans le monde, euphémise Vincent Bargouin.
Les questions qu’ils soulèvent sont développées dans un éditorial, cosigné par Sunita Puri, médecin en soins palliatifs (Palo-Alto), et Katy Butler, journaliste indépendante, très engagée sur la question (3).
Médecine à la Ford
Pour les spécialistes américains le diagnostic tient en un mot : la « fragmentation » des soins. Fragmentations dans le temps, dans l’espace et entre spécialités. Cette parcellisation des tâches, cette médecine à la Ford, permet aux cardiologues implanteurs d’ignorer les préoccupations de leurs collègues des soins intensifs. D’ailleurs ces derniers pas toujours les compétences pour intervenir sur des appareils qu’ils n’ont pas implantés. Ce n’est pas le moindre des charmes de la modernité médicale américaine : travaillant à la chaîne on ne s’embarrasse guère d’une déontologie rangée au sous-sol de l’Overlook hospital. On imagine qu’il n’en va pas de même dans les centres hospitaliers français.
Chocs terminaux
« Alors que le débranchement d’appareils externes tels que les respirateurs, est et reste une question débattue publiquement, le cas des appareils implantés, « invisibles », tels que les DAI, semble susciter beaucoup plus de réticences, poursuit Vincent Bargoin. Les éditorialistes pointent ainsi une première apparition de la question des chocs délivrés par les DAI en phase terminale, en 2007 – dans une revue spécialisée en soins intensifs mais destinée aux infirmières, d’ailleurs – puis un très timide consensus de la Heart Rythm Society américaine en 2010, qui ne mentionne la désactivation d’un appareil implanté, à la demande du patient, que comme une possibilité éthique. »
« Les recommandations cliniques en cardiologie ne suggèrent pas encore une responsabilité éthique dans l’information des patients sur la possibilité d’une désactivation sans douleur de l’appareil quand, de l’avis du patient, les inconvénients excèdent les bénéfices », estiment les éditorialistes. Selon eux c’est en fait dès l’implantation que l’information ad hoc devrait être délivrée. Or certains cardiologues se sentent mal préparés pour parler avec les patients de la préparation d’une bonne mort, ou au moins d’une mort sans souffrance inutile
« Le consentement éclairé devrait aller au-delà d’une check-list portant sur des risques chirurgicaux mineurs, pour inclure, formulée en langage simple, la notion d’une désactivation possible lorsque les attentes du patient se tournent vers la qualité de vie, et non plus vers la durée de vie », soulignent-ils, en ajoutant que « des patients suffisamment malades pour se voir implantés un PM ou un DAI , sont généralement aussi suffisamment malades pour accepter de telles discussions ». Ces éditorialistes ont sans aucun doute raison.
Mourir implanté mais sans souffrir
Et s’agissant des médecins, ces deux éditorialistes reconnaissent parfaitement la difficulté du discours. « Il n’est pas facile de communiquer sur un espoir réaliste, tout en discourant sur un futur qui renvoie aux limites de l’existence et de la médecine, notent-ils. Certains cardiologues se sentent mal préparés pour parler avec les patients de la préparation d’une bonne mort, ou au moins d’une mort sans souffrance inutile ».
Qu’en est-il en France?
Une sage observation pour finir : « on ne peut attendre des cardiologues qu’ils sachent implanter ou prescrire un DAI sans formation ; de la même manière, on ne peut attendre d’eux qu’ils sachent mener une discussion sur la fin de vie sans formation adéquate ». C’est ainsi. Pour ne plus être le siège des passions le cœur des passions le cœur ne saurait être réduit à une pompe biologique plus ou moins sophistiquée. Le cœur Carmat® vaudra, nous disent les marchands environ 150 000 euros. Soit environ le même prix qu’un cœur vivant encore battant. Qui, le moment venu, les débranchera ? L’implanteur ou l’infirmière ? Seront-ils réutilisés ? La transparence doit-elle ou non être faites sur le sujet ?
(1) Vincent Bargoin a couvert pendant une douzaine d’années l’actualité médicale au sein de la rédaction du Quotidien du Médecin. Sa formation de biologiste (Université d’Orsay) l’a conduit à s’intéresser plus particulièrement à l’émergence de la biologie moléculaire et de la génétique en médecine dans les années 90. Depuis 2005, Vincent participe à l’équipe éditoriale de theheart.org, édition française, et assure la fonction de rédacteur en chef adjoint depuis 2011.
(2) Buchhalter LC, Ottenberg AL, Webster TL et coll. Features and Outcomes of Patients Who Underwent Cardiac Device Deactivation. JAMA Intern Med. doi:10.1001/jamainternmed.2013.11564.
(3) Butler K, Puri S. Deathbed Shock : Causes and Cures. JAMA Intern Med. doi:10.1001/jamainternmed.2013.11125.