L’affaire va rebondir. Au plus tard le 24 juillet avec les révélations de la commission d’enquête sénatoriale. Pour l’heure des chercheurs norvégiens lèvent le voile sur les coulisses. Microdoses d’EPO, transfusions autologues, injection intraveineuse de fer … et des filets aux mailles (toujours) bien trop larges.
Voilà une publication scientifique que l’on trouvera (ou pas) particulièrement opportune. D’abord parce qu’ellecoïncide avec, sur le Tour de France, de très curieuses prouesses musculaires et cardiovasculaires. Ensuite parce qu’elle précède de peu les révélations de la commission d’enquête sénatoriale sur le dopage. Initialement annoncée pour le 18 juillet (le jour de la prestigieuse étape comportant deux fois l’ascension de l’Alpe d’Huez), la longue liste des coureurs contrôlés rétroactivement positifs à des substances dopantes interdites lors de l’épreuve de 1998 ne sera connue que le 24 juillet -«pour calmer le jeu» nous a indiqué le sénateur (PS, Creuse) Jean-Jacques Lozach.
Les lumières de Bergen (Norvège)
Le site médical Medscape met aujourd’hui en lumière les résultats des travaux originaux qui viennent d’être publiés dans la revue spécialisée«Transfusion and Apheresis Science». Ces travaux, menés par Daniel Limi Cacic et Tor Hervig (département d’immunologie et de transfusion sanguine, centre hospitalier universitaire de Bergen, Norvège) associés à Jerard Seghatchian (International Consultancy in Blood Components/Apheresis Technology, Londres), font le point sur la pratique des manipulations sanguines visant à améliorer de manière frauduleuse les performances sportives. Ils font aussi le point sur les difficultés rencontrées pour en établir la réalité et les risques médicaux qui y sont associés.
Ces manipulations ont toutes pour objet de modifier l’hématocrite: on désigne ainsi un pourcentage correspondant au volume qu’occupent les globules rouges dans le sang circulant. Sa valeur normale varie selon l’âge et le sexe. Chez l’homme, la valeur normale est comprise entre 40 et 52% mais chez les sportifs mieux vaut ne pas dépasser les 50%. Les manipulations sanguines à visée dopante cherchent de diverses manières à augmenter les capacités de transport de l’oxygène des poumons aux muscles via les globules rouges du sang. Elles ont donc pour conséquence d’augmenter l’hématocrite de l’athlète. Confondre le fraudeur impose non pas d’établir que l’hématocrite est anormalement élevé mais bien d’en établir la cause, artificielle.
Où en est votre hématocrite ?
Plusieurs fédérations sportives avaient, il y a près de vingt ans, fixé un seuil limite pour l’hématocrite et le taux d’hémoglobine. Un athlète dépassant les limites supérieures n’était pas accusé de dopage, mais«suspendu transitoirement pour raisons de santé». Ces seuils ont été revus plusieurs fois. Ils sont actuellement, pour l’hématocrite et l’hémoglobine, de 0,50 et 17 g/100 ml chez les hommes, et 0,47 et 16 g/ 100 ml chez les femmes.
Les manipulations du sang dans une optique de dopage recouvrent essentiellement deux méthodes: les transfusions sanguines, et l’injection de molécules stimulant la production de globules rouges (ou érythropoïèse) par l’organisme (érythropoïèse) par l’organisme, au premier rang desquelles l’érythropoïétine (EPO).
«Historiquement, les deux méthodes se sont développées séparément. S’agissant des transfusions, le premier signalement d’un effet positif sur la performance remonte à 1947, rappelle Vincent Bargoin sur Medscape. Il s’agissait alors de transfusions de globules rouges compatibles, l’effet observé étant une diminution de la fréquence cardiaque en situation de manque d’oxygène.»
Une croix sur les transfusions
Parallèlement à la lutte contre les stimulants et les stéroïdes, la lutte antidopage a dû en outre porter sur un autre dopage sanguin (pratiqué au minimum depuis les années 1970) qui consiste à prélever, puis à réinjecter le sang d’un athlète pour augmenter son taux d’oxyhémoglobine. Les transfusions ont été interdites par le Comité International Olympique (CIO) en 1986.
«Mais il y a eu d’autres tentatives pour augmenter le taux d’hémoglobine des sportifs, notamment avec l’érythropoïétine (EPO), qui a été ajoutée en 1990 à la liste des substances interdites par le CIO, rappelle le laboratoire suisse d’analyse du dopage de Lausanne. Longtemps inefficace faute de contrôles fiables, le dépistage de l’EPO a été introduit pour la première fois aux JO de 2000». C’est ainsi qu’en pratique l’EPO a pu être aisément utilisée durant près de 20 ans à des fins de dopage. Il y a vingt-cinq ans, lors du lancement pharmaceutique commercial (1) en Suisse de cette molécule, nous avions, pour Le Monde, posé la question de son usage possible à des fins de dopage. L’hypothèse avait alors aussitôt été balayée Bert Van Deun, un des responsables de la multinationale Johnson and Johnson et de sa filiale Ortho-Cilag qui annonçait la fabrication du médicament en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis et sa commercialisation à l’échelon mondial.
Le cycliste et le cheval
En réalité, la molécule était déjà produite depuis le début des années 1980 en quantité substantielle par les techniques des manipulations génétiques. Cette érythropoïétine «recombinante» était testée chez les malades anémiques en hémodialyse au moment où elle était détournée et expérimentée à d’autres fins chez l’animal et –notamment— dans les circuits du cyclisme professionnel.(2)
Les auteurs de la publication de Transfusion and Apheresis Science soulignent que les premières tentatives de suivi longitudinal des paramètres hématologiques chez les pratiquants de différents sports d’endurance avaient (au cours des années 1990 et au début des années 2000) fourni de solides soupçons quant à de larges entreprises de manipulations sanguines à des fins de dopage:
«Les récentes révélations sur ce sujet dans les médias prouvent aussi que le dopage sanguin n’a rien d’un mythe mais que c’est un fait, bien réel. Les agents stimulant l’érythropoïèse et les transfusions sanguines autologues [avec le propre sang, conservé, du transfusé] sont utilisés en synergie et ont des effets importants sur la livraison d’oxygène et sa consommation maximale par les muscles. Ces deux méthodes de manipulation du sang et des hématocrites élevés représentent un danger potentiel pour la santé. Ceci n’a toutefois pas encore été pleinement documenté d’un point de vue cardiovasculaire et ce en dépit d’un certain nombre de morts suspectes parmi les cyclistes professionnels. Un test fiable de détection de l’érythropoïétine humaine recombinante a été mis en place en 2000, mais il est probablement contourné par des administrations de microdoses.»
Aucun test de détection directe
Le recours aux microdoses réduit de manière considérable la fenêtre de détection possible de la présence anormale d’EPO. Quant aux transfusions autologues, il n’existe aucun test direct de détection.
Pour l’heure, l’association transfusion-EPO est une technique bien codifiée comme le prouvent des témoignages d’athlètes et à l’analyse de leurs agendas. En basse saison, on administre de l’EPO à l’athlète volontaire. Un mois plus tard, son sang est prélevé, stocké grâce à des agents cryoprotecteurs puis réinjecté avant l’épreuve choisie pour la réalisation de la performance maximale.
On estime que ce type de protocole permet d’améliorer la captation et le transport de l’oxygène dans un rapport de 5 à 10%. Une étude publiée en 1987 dans le Journal de l’American Medical Association fait état d’un gain d’environ une minute sur un 10.000 mètres chez six athlètes masculin, «traités» par 400 ml de globules rouges autologues avant l’épreuve. Tous les détails avaient été publiés dans la prestigieuse revue médicale américaine.
Des IV de fer
«Avec l’EPO, les effets sont du même ordre —des augmentations comprises entre 7 et 9% de la VO2 max ont été rapportées— et se prolongent au moins trois semaines après la dernière injection. Les auteurs notent que des micro-doses d’EPO, évidemment beaucoup plus difficiles à détecter, donnent des résultats équivalents, pour peu qu’on les associe à des injections intraveineuses de fer», précise Medscape. Seuls des analyses très diversifiées (taux d’hémoglobine, hématocrite, dosage du récepteur soluble de la transferrine, pourcentage de réticulocytes, niveau de ferritine etc.) effectuée de manière dynamique et pratiquées de manière régulière sur de longues périodes permettraient de faire la part entre ceux qui trichent délibérément et les autres.
Il faut certes désormais compter avec le «Passeport biologique de l’athlète» (PBA) recommandé par l’Agence mondiale antidopage. Il s’agit d’une approche indirecte permettant un suivi au long cours des paramètres biologiques sanguins. Depuis 2009, des sportifs peuvent être exclus sur la base des données de leur PBA, du moins si l’interprétation de ces données fait l’unanimité d’un comité d’experts. Ce PBA ne permet toutefois pas à lui seul d’établir toute la vérité qu’il s’agisse de transfusions autologue ou d’injections répétées d’érythropoïétine.
Retrouver le paradis du fair-play
«En dépit des progrès accomplis dans la lutte contre le dopage, il est possible que les niveaux d’excrétion des substances utilisées puissent aujourd’hui être masqués. Des outils diagnostiques nettement plus sensibles et des travaux spécifiques de recherche et développement sont nécessaires», écrivent les chercheurs. Seuls de tels travaux, associés à des modifications de comportement des athlètes professionnels permettraient d’atteindre l’objectif du «fair-play».
La mise en œuvre de nouveaux critères biologiques de surveillance a d’ailleurs conduit à une nouvelle lecture des pratiques en vigueur et l’Agence mondiale antidopage recommande de suivre un certain nombre de ces paramètres dans le «passeport» de chaque athlète. Depuis 2009, des sportifs peuvent être exclus sur la base des données de leur PBA, du moins si l’interprétation de ces données fait l’unanimité d’un comité d’experts.
«Un certain nombre de modèles statistiques dérivés du PBA, et un peu moins spécifiques, ont permis d’aboutir à des résultats épidémiologiques étonnants, souligne Medscape. Par exemple, lors des championnats mondiaux de ski nordique de 2001, 50% des athlètes qui avaient remporté une médaille présentaient un profil sanguin hautement anormal. Des 4èmes aux 10èmes places, cette proportion restait de 33%. Parmi les compétiteurs ayant fini les épreuves, elle n’était que de 3%. Dans les données de la période fin 1990-2007, la chute de l’hémoglobine constatée en 2002-2003 chez les skieurs de fond, alors même que le test EPO était généralisé, et que la Fédération internationale de ski annonçait le renforcement de son programme anti-dopage. Ou encore: à la fin des années 1990, le taux d’analyses anormales était deux fois plus élevé en Flandres que le taux moyen de tous les laboratoires mondiaux accrédités par l’Agence mondiale anti-dopage. »
Pour les auteurs norvégiens, aucun doute n’est permis: les données de la littérature indiquent que le dopage sanguin est un phénomène d’une ampleur considérable. Mieux: le savoir-faire en matière de dopage dépasse de beaucoup les stratégies permettant actuellement une détection fiable. Leurs conclusions sont pleinement compatibles avec les dernières déclarations faites au Monde par Lance Armstrong: dans le cyclisme, il n’y a pas de victoire sans dopage. Et ailleurs?
(1) Cette hormone est aujourd’hui utilisée en médecine dans différentes situations, chez les malades anémiés en insuffisance rénale chronique, dans certaines maladies sanguines ou cancéreuses ainsi que dans des programmes chirurgicaux programmés comportant un risque majeur de perte de sang. Elle est notamment commercialisée sous le nom d’Eprex par la multinationale pharmaceutique Janssen-Cilag.
(2) Une lecture passionnante pour ceux qui veulent mieux comprendre avec l’aide de la sociologie : « L’épreuve du dopage » édité par les Presses Universitaires de France.
Une première version de ce billet a été publiée sur Slate.fr