Bonjour
La décision vient d’être annoncée : le dernier numéro de Charlie Hebdo va être réimprimé pour atteindre sept millions d’exemplaires. Le précédent objectif du tirage de l’hebdomadaire paru le mercredi 14 janvier (une semaine après l’attentat qui a décimé sa rédaction) avait été fixé à cinq millions. « C’est une mise en place [de journaux] historique » commente-t-on auprès de l’hebdomadaire. C’est aussi un phénomène collectif sans précédent, un phénomène que les spécialistes de psychiatrie rompus aux exercices médiatiques semblent encore peiner à nous traduire.
Scènes sans précédent
Près de deux millions d’exemplaires ont déjà été vendus les 14 et 15 janvier et les ventes continuent. En nette perte de vitesse Charlie Hebdo n’était plus tiré, avant les attentats de Paris, qu’à 60 000 exemplaires. « Hors marchands de journaux, plusieurs centaines de milliers d’exemplaires ont été achetés par des entreprises, des institutions ou des collectivités » précise l’Agence France Presse. Les ventes en kiosques ont donné lieu à des scènes sans précédent, avec files d’attente, bousculades, énervements divers, réservations ahurissantes, reventes sur la Toile. Des reliques de mai 1968 ? Des morceaux papiers de la vraie croix des athées ? Panurge de Rabelais un moment ressuscité ?
Drapeaux français brûlés
Rappelons que ce dernier numéro porte en Une un dessin du prophète Mahomet. Et qu’il continue de susciter dans plusieurs pays musulmans des protestations parfois émaillées de violences. Dimanche 18 janvier des milliers de personnes ont de nouveau manifesté de nouveau au Pakistan contre la publication de cette caricature, certains manifestants brûlant des drapeaux français et des effigies de François Hollande ainsi que des dessinateurs de l’hebdomadaire satirique. Membres de partis religieux mais aussi laïcs, les manifestants ont défilé à Lahore, Karachi, Quetta, Peshawar, Multan et dans de nombreuses autres villes.
« Plus de deux mille personnes ont défilé dans la plus grande ville du pays, Karachi, où le parti religieux Jamaat-e-Islami a organisé une marche jusqu’au mausolée de Mohammad Ali Jinnah, père fondateur du Pakistan, rapporte l’Agence France Presse. Une délégation de pasteurs chrétiens s’est jointe à eux pour montrer leur solidarité avec les musulmans. Ailleurs dans la ville, des dizaines de membres du parti Tehreek-e-Insaf ont défilé contre Charlie Hebdo. Une délégation s’est rendue à la résidence du consul général français, lui remettant une résolution demandant à Paris d’interdire le journal ‘’pour propagation de la haine religieuse à travers le monde’’ ».
Prière du vendredi
Vendredi 16 janvier après la traditionnelle prière, la contestation avait tourné à l’affrontement devant le consulat français de Karachi où un photographe de l’AFP a été grièvement blessé par balle.
A Niamey, le 18 janvier, la police nigérienne a tiré des gaz lacrymogènes pour disperser un petit groupe de manifestants de l’opposition réunis à Niamey malgré l’interdiction des autorités, au lendemain d’émeutes anti-Charlie Hebdo qui ont fait cinq morts dans la capitale. Les manifestations anti-Charlie Hebdo avaient alors dégénéré, des groupes violents incendiabt au moins une dizaine d’églises et des commerces appartenant à des chrétiens dans ce pays à forte majorité musulmane.
Appel présidentiel à Grozny
Dimanche 18 janvier le compte Instagram officiel de Ramzan Kadvrov le président de la Tchétchénie affichait le message suivant: « Ce lundi, des milliers de personnes descendront dans les avenues de Grozny, la capitale. Nous protesterons fortement contre la grossièreté, l’immoralité et le manque de culture de ceux qui ont eu l’impudence de dessiner les caricatures du prophète Mahomet.» Ramzan Kadyrov estime que la manifestation « pourrait dépasser un million de participants», même si Grozny ne compte que 270 000 habitants.
Dessin outrageux
Toujours le 19 janvier le Conseil des ambassadeurs arabes à Paris (qui avait condamné la semaine dernière « l’acte terroriste barbare » commis à Charlie Hebdo, a déploré « la publication par ce journal d’un dessin outrageux à l’encontre du prophète» . Dans un communiqué, le Conseil assure que «ce fait constitue une provocation et une atteinte aux sentiments des musulmans et est susceptible de semer la discorde et la rancoeur dans un contexte où la solidarité, la sagesse, l’esprit de dialogue, d’ouverture à l’autre et de tolérance doivent prévaloir».
Liberté des religions
A Paris Gérard Biard, rédacteur en chef de Charlie Hebdo, Gérard Biard, n’a pas craint d’affirmer à la télévision américaine NBC que les caricatures controversées du prophète Mahomet participent à défendre « la liberté de religion ». « Chaque fois que nous faisons un dessin de Mahomet, chaque fois que nous faisons un dessin de prophètes, chaque fois que nous faisons un dessin de Dieu, nous défendons la liberté de religion », a déclaré Gérard Biard, selon la traduction simultanée en anglais de ses propos tenus en français. « Nous disons que Dieu ne doit pas être une figure politique ou publique. Il doit être une figure privée. Nous défendons la liberté de religion, a encore déclaré Gérard Biard.
Purifier
La catharsis (en grec κάθαρσις) signifie purification. En d’autres termes on peut dire que la catharsis est l’épuration des passions par le moyen de la représentation dramaturgique. En assistant à un spectacle théâtral, l’être humain se libère, dit-on, de ses pulsions, angoisses ou fantasmes – et ce en les vivant à travers le héros ou les situations représentées sous ses yeux. La catharsis désigne donc, d’abord, la transformation de l’émotion et de la passion en pensée. On peut le dire autrement : la tragédie peut-être perçue comme une imitation faite par des personnages en action (et non par le moyen de la narration) – une imitation qui, par l’entremise de la pitié et de la crainte, accomplit la purgation de ces émotions. Du théâtre (et des écrans) comme thérapeutique au second degré en somme. Des écrans qui nous montrent le destin tragique de ceux qui ont cédé à leurs pulsions.
Rituel du deuil
Quelle est la part de catharsis dans la représentation des événements que nous traversons, dont nous nous nourrissons et auxquels, parfois, nous participons ?
« La France vient de faire un rituel du deuil. Quand il y a un deuil, il faut redonner leur dignité aux morts, aux endeuillés, expliquait il y a quelques jours, dans Ouest France, le neuropsychiatre-éclaireur Boris Cyrulnik (1). On ne peut laisser pourrir par terre le corps des assassinés, ce que l’on a fait ces dernières années en déniant la réalité, en disant que les crimes commis étaient le fait de groupuscules, d’extrémistes. On constate aujourd’hui que le phénomène est mondial, et si beaucoup de chefs d’État sont venus, c’est parce que cela a déjà existé chez eux et qu’il s’en prépare beaucoup plus.
L’attitude des individus qui ont commis ces attentats ? C’est un phénomène classique et récurrent d’esprit totalitaire. Cela s’est déjà passé pendant cinq siècles dans l’Occident chrétien avec l’Inquisition, où tout ce qui n’était pas soumission était vécu comme un blasphème, plus tard dans la belle culture germanique où le nazisme s’est développé au sein du peuple allemand connu pour sa tolérance avant d’être la cause des 29 millions de morts de la Seconde Guerre mondiale.
Cela se manifeste d’abord à travers le langage. Il n’y a pas de discussion possible. L’Inquisition a dressé des tribunaux et des bûchers pour, disait-elle, se défendre contre le diable. Hitler a déclaré une guerre, soi-disant, défensive contre les Juifs. L’esprit totalitaire mène au crime au nom de la morale. Ces hommes, ces femmes, souvent très agressives aussi, même si elles sont moins nombreuses, ont le sentiment de devoir se défendre. Ils sont convaincus d’être les seuls êtres moraux. Pour eux, tous les autres sont des mécréants. Ils ne peuvent se sentir coupables.
Ces phénomènes n’ont rien à voir avec la religion. Ils instrumentalisent Dieu pour imposer leur loi. Dieu devient alors une arme pour prendre le pouvoir, comme les nazis ont récupéré le catholicisme, comme Saddam Hussein, qui était avant communiste, est devenu musulman. La religion n’est rien de tout cela, la religion c’est un désir de spiritualité, d’entraide, de solidarité, d’élévation intellectuelle, spirituelle. »
A demain
(1) Publié, comme les précédents, aux éditions Odile Jacob, son dernier ouvrage (« Les âmes blessées ») connaît un remarquable succès en librairie.