Edouard Philippe, Bayrou et les journalistes : la «petite affaire d’Etat» tourne vinaigre

 

Bonjour

C’est l’histoire d’un trop vieil élève qui se rebiffe contre son trop jeune maître. L’histoire d’un exécutif qui perd son sang-froid et se donne en spectacle. Une histoire que ne saurait goûter un président de la République occupé à concentrer tous les pouvoirs 1.

Soit François Bayrou, 66 ans, Ministre d’État, Garde des Sceaux, ministre de la Justice. Mercredi 7 juin le citoyen Bayrou prend son téléphone républicain pour joindre Jacques Monin, directeur des enquêtes et de l’investigation de Radio France. Et de se plaindre de l’enquête que mènent les journalistes de la Maison ronde sur les soupçons d’emplois fictifs des assistants du MoDem (son propre parti politique) au Parlement européen. Les plus anciennes cartes de presse revoient soudain planer l’ombre de l’ORTF. Le citoyen Bayrou au journaliste Monin :

“Des gens de chez vous sont en train de téléphoner à des salariés du MoDem, de les harceler de manière inquisitrice, et de jeter le soupçon sur leur probité. C’est inacceptable. »

Et de s’expliquer à l’AFP et à Mediapart :

« J’ai dit que les jeunes femmes ressentaient comme du harcèlement ces appels sur leurs portables personnels ». « Ce n’est pas une menace, ni de l’intimidation. J’ai seulement dit que je trouvais cela choquant ». « Je ne fais jamais pression sur les journalistes. On n’est pas condamné au silence parce qu’on est Garde des Sceaux ».

Un « truc assez simple »

C’est peu dire que l’affaire fait désordre. On parle de pressions inacceptables. Dominique Pradalié, secrétaire nationale du SNJ, premier syndicat chez les journalistes, parle d’une « petite affaire d’Etat ». Six jours plus tard c’est le Premier ministre, Edouard Philippe, 46 ans, qui monte au créneau radiophonique et rappelle au Garde des Sceaux ce qu’est le concept d’exemplarité. Sur France Info :

« Le truc est assez simple : quand on est ministre on ne peut plus réagir comme quand on est un simple citoyen. Je comprends parfaitement que l’homme François Bayrou ait été agacé peut-être (…) par la façon dont les questions étaient posées, avec beaucoup de pression probablement, sur des gens qui ne s’y attendaient pas »,

« Il se trouve que, quand on est ministre, on n’est plus simplement un homme animé par ses passions ou sa mauvaise humeur, ou par son indignation. J’ai indiqué à l’ensemble de mes ministres qu’il fallait systématiquement penser à cette question de l’exemplarité, pas seulement au titre des fonctions qu’on occupe, mais parce que justement lorsque vous êtes ministre, vos actes, vos propos, votre façon de réagir, parfaitement humaine, n’est jamais interprétée (…) comme simplement humaine, mais toujours dans le cadre de ces fonctions. »

Camouflet au Premier ministre

 Et le ministre d’Etat de se rebiffer. Quelques heures plus tard, lors d’un déplacement et devant la presse :

« Chaque fois qu’il y aura quelque chose à dire à des Français, des responsables, qu’ils soient politiques, qu’ils soient journalistiques, qu’ils soient médiatiques, chaque fois qu’il y aura quelque chose à dire, je le dirai.  Il faut aussi qu’il puisse y avoir le rappel d’un certain nombre de convictions civiques que nous devons partager tous.

 « Quand il y a quelque chose à dire, on le dit. On le dit simplement, on le dit sans aucune pression, mais on le dit. Pour que le dialogue civique entre journalistes et responsables et citoyens soit un dialogue franc. »

Comment ne pas voir là un camouflet au Premier ministre ? Alors que la communication gouvernementale est plus que verrouillée depuis le Palais de l’Elysée on peut voir là, déjà, un premier symptôme. Inquiétant ou rassurant ? Nous le saurons sous peu.

A demain

1 Les sociétés de journalistes de vingt-trois médias considèrent, dans un communiqué commun publié mardi 13 juin, que le gouvernement continue d’envoyer « des signaux extrêmement préoccupants » au regard de l’indépendance des médias et de la protection des sources. « Face à la liberté d’informer, le nouvel exécutif fait le choix de la tentative de pression, de la répression judiciaire et du procès d’intention » écrivent les sociétés des journalistes de l’AFP, Alternatives économiques, BFM-TV, Les Echos, Europe 1, L’Express, France 2, Rédaction nationale de France 3, Libération, les JT de M6, Mediapart, Le Monde, L’Obs, Le Point, Premières Lignes Télévision, Radio France, RFI, RMC, RTL, Télérama, La Vie et les rédactions de Dream Way Production et LaTeleLibre.

 

Derrière le burkini : Le Pen, Vadim, Brigitte Bardot, Belphégor, et «l’âme de la France »

 

Bonjour

Belphégorkini. Porté par l’été et les médias, le phénomène anti-burkini ne cesse d’enfler. On entend craquer les coutures politiques. Ce soir, 17 août, c’est la Ligne des droits de l’homme (LDH) qui s’attaque à une mesure défendue par Marine Le Pen et par Manuel Valls. Voici ce que dit la LDH :

Au grotesque d’un débat autour d’un vêtement de bain, le Premier ministre, fidèle à lui-même, ajoute aux tensions en faisant de comportements individuels la marque d’un projet politique. Le Premier ministre s’aligne ainsi sur le trait d’union que les maires de Cannes et de Villeneuve-Loubet font entre les actes de terrorisme et le port de ce vêtement. En maniant cette rhétorique, le Premier ministre participe à la stigmatisation d’une catégorie de Français, devenue, en raison de leur foi, a priori des suspects.

 Quel que soit le jugement que l’on porte sur le signifiant du port de ce vêtement, rien n’autorise à faire de l’espace public un espace réglementé selon certains codes et à ignorer la liberté de choix de chacun qui doit être respectée. Après le « burkini » quel autre attribut vestimentaire, quelle attitude, seront transformés en objet de réprobation au gré des préjugés de tel ou tel maire ?

 Ces manifestations d’autoritarisme n’empêcheront rien mais elles constituent un dévoiement de la laïcité. Et assurément, elles renforcent le sentiment d’exclusion et contribuent à légitimer ceux et celles qui regardent les Français musulmans comme un corps étranger à la nation.

 La LDH continuera à engager les procédures nécessaires pour faire annuler des arrêtés provocateurs et appelle tous les acteurs de la vie publique à cesser d’ajouter de la tension au grotesque. »

Régression et libération

Belphégorkini. Nous sommes aussi là face à un phénomène régressif  qui ressuscite des images de plages oubliées. Celles des premiers congés payés (quatre-vingts ans cette année), des premiers bikinis, des premiers seins nus, des percées naturistes. Du corps en apparence libéré, en somme. La médecine sait ce qu’il en est.

Nouvelle dans le triste concert, la présidente du Front national apporte donc son soutien aux maires qui ont interdit le port du burkini sur les plages de leur commune. Elle estime, tout simplement, que « c’est de l’âme de la France dont il est question ».

Corps de femmes

Elle s’exprime sur son blog « Carnet d’espérances » et son post est intitulé « Derrière le burkini » :

« Bien sûr le burkini doit être proscrit des plages françaises, où il n’a strictement rien à faire. C’est une question de laïcité républicaine, d’ordre public, assurément ; mais bien au-delà, c’est de l’âme de la France dont il est question : la France n’enferme pas le corps de la femme, la France ne cache pas la moitié de sa population, sous le prétexte fallacieux et odieux que l’autre moitié craindrait la tentation.

« Les plages françaises sont celles de Bardot et Vadim, pas celles de lugubres belphégors. Les Françaises, les Français, et je le sais un très grand nombre de Françaises musulmanes qui rejettent de toutes leurs forces l’islamisme, attendent qu’on tienne bon sur cette question de principe et de cœur. »

Crustacés

Bardot ! Douce France… La mer, qu’on voyait danser les soirs d’été… Brigitte Bardot et Roger Vadim…  sur la plage abandonnée coquillages et crustacés, qui l’eût cru, déplorent la perte de l’été…. le formidable Belphégor de l’ORTF un demi-siècle au compteur….

Belphégorkini. Porté par l’été 2016,  le phénomène ne cessera d’enfler. On va bientôt ranger les vacances dans des valises en carton. La fête aux crustacés ne fait que commencer.

A demain

 

Trafic d’esclaves et «athlètes Pikachu». Les dernières outrances de France Télévisions

 

Bonjour

Les temps sont bien difficiles pour Daniel Bilalian, 69 ans, « patron des sports » à France Télévisions. C’est lui qui, titre oblige, commentait il y a quelques jours la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques d’été à Rio de Janeiro. Et le journaliste-chef de « s’emmêler les pinceaux » – pour reprendre la formule du Figaro. «Le trafic d’esclaves a été nécessaire ici pour le développement industriel (…) Un esclavage qui a duré jusqu’à la fin du XVIIIe siècle (…) Le Brésil a utilisé les services de ces esclaves africains qui venaient de l’ensemble du continent africain», avait déclaré le journaliste, en froid avec ses fiches.

Personnages de mangas

 Autre difficulté pour M. Bilalian : lors de l’épreuve de gymnastique lorsque son consultant (et ancien gymnaste) Thomas Bouhail, 30 an, a cru nécessaire de comparer les athlètes japonaises à des «personnages de mangas», des «petits Pikachu ».

« Pikachu est un petit Pokémon potelé qui ressemble à un rongeur. Il est couvert de fourrure jaune. Ses oreilles sont pointues et leurs bouts sont noirs. Il a une petite bouche, des yeux marron et deux cercles rouges sur les joues. Il y a des poches sous ses joues qui génèrent de l’électricité. Ses bras sont courts, avec cinq doigts chacun, et ses pieds possèdent trois orteils. Il a deux stries marron sur le dos, et sa queue est en forme d’éclair avec un peu de fourrure marron à la base. Il est classé comme un quadrupède, mais il est connu pour se tenir et même marcher sur ses pattes arrière (…)

Pikachu est capable de lâcher des décharges d’électricité à la puissance variante. Pikachu est connu pour générer l’énergie dans les glandes situées sous ses joues, et doit la faire sortir pour éviter des complications. Il est aussi capable de relâcher de l’énergie de sa queue, de la recharger en la plantant dans la terre, ou encore même d’aider à recharger un camarade avec des coups d’électricité. Pikachu peut aussi s’électriser lui-même pour utiliser son attaque signature, Électacle. Quand il est menacé, il relâche l’énergie de ses joues pour créer de l’électricité, et un groupe de Pikachu peut créer de véritables orages. Il est le plus souvent trouvé dans les forêts, et le signe qu’un Pikachu est passé par là est une tache d’herbe brûlée.

Les Pikachu femelles ont au bout de la queue une encoche en V qui ressemble à un cœur. »

Le Figaro observe que depuis l’entame des Jeux Olympiques, les commentateurs de France Télévisions subissent les foudres des internautes sur les réseaux sociaux. Parmi ce flot de critiques (parfois très sévères) ciblant très souvent les approximations des journalistes et des consultants à l’antenne les deux « énormes maladresses » (de MM  Bilalian et Bouhail) reviennent régulièrement.

« Hauteur de ton et de pensée »

La direction de France Télévisions a fait savoir qu’elle « regrettait » certains propos déplacés tenus par les commentateurs au cours de la cérémonie d’ouverture et de l’épreuve de gymnastique. Est-ce un désaveu de M. Bilalian ? Sera-ce suffisant ?

Metronews affirme que le CSA a été saisi. Le CRAN (Comité représentatif des associations noires) a déjà pour sa part  alerté l’instance de surveillance de la télévision en envoyant un courrier pour dénoncer les propos de Daniel Bilalian sur l’esclavage. Sollicité par L’Express, le groupe France Télévisions a réagi par la voix de sa présidente Delphine Ernotte. «La direction regrette ces commentaires, comprend les réactions et considère la situation avec sérieux», a indiqué la responsable. Elle n’a pas souhaité davantage s’étendre sur le sujet.

Le temps n’est plus aux débordements tacitement tolérés de Thierry Roland. Il n’est plus, non plus, à l’acceptation, de fait, de la sortie il y a dix ans de Philippe Candeloro qui, à Turin, avait conclu la prestation d’une patineuse Japonaise en affirmant que l’athlète « méritait un bon bol de riz ce soir ». L’ORTF n’existe plus et France Télévisions n’est certes plus « la voix de la France » encore évoquée, en juillet 1970, par Georges Pompidou dans une célèbre et formidable conférence de presse. Le président de la République demandait alors aux journalistes de la télévision (et de France Inter) une certaine « hauteur de ton et de pensée ». Est-ce vraiment toujours d’actualité ?

A demain

Terrorisme : François Molins et Marc Trévidic résisteront-ils à la machine à broyer médiatique ?

Bonjour

C’est un phénomène hors norme qui de développe sous nos yeux : la naissance d’un syndrome médiatique ; le « syndrome du procureur de la République de  Paris ».  Et ce procureur porte un nom : François Molins,  né le 26 août 1953 à Banyuls-dels-Aspres (Pyrénées-Orientales).

Une carrière de magistrat exemplaire : substitut ou procureur successivement à Carcassonne,  Montbrison, Villefranche-sur-Saône, Bastia, Lyon, Angers. Puis, enfin, Paris. Chef de service à la Direction des affaires criminelles et des grâces de la Chancellerie, procureur de la République de Bobigny, directeur de cabinet du ministre de la Justice (Michèle Alliot-Marie ). Puis, en novembre 2011, il est nommé avocat général près la Cour de cassation pour exercer les fonctions de procureur de la République près le tribunal de grande instance de Paris.

Cris des syndicats de magistrats qui jugent « malsain » qu’un directeur de cabinet du garde des Sceaux devienne procureur de Paris, premier tribunal de France, estimant que ses décisions seraient entachées de suspicion. De fait les précédents ne manquaient pas.

Idole contre nature

Quatre ans plus tard, et contre toute attente, François Molins est devenu une forme d’idole contre nature des journalistes parisiens. L’affaire a commencé avec un papier aussi remarquable que paradoxal. Le papier one shot qui confère d’emblée à son auteur une célébrité que peinent parfois à atteindre bien des auteurs d’éditoriaux à répétition. Nous parlons ici de Johan Hufnagel, directeur délégué de Libération 1.  Voici le texte de sa tribune :

« Monsieur le procureur  François Molins, je vous aime

Il y a quelques heures, quand j’ai appris qu’Abdelhamid Abaaoud faisait partie de la liste des jihadistes abattus lors du raid de la police à Saint-Denis, j’ai espéré que nous allions nous retrouver pour un point d’explication. Vous n’imaginez pas ma déception quand j’ai appris que Bernard Cazeneuve, le ministre de l’Intérieur, allait s’en charger.

C’est bizarre, j’en conviens : en général, quand vous apparaissez sur nos écrans, c’est que ça ne va pas fort. Je crois que la première fois que je vous ai vu à la télévision, c’était pendant l’affaire Merah. Depuis, il y a eu CharlieVincennes, et l’attaque du Thalys. Depuis il y a eu, aussi, vendredi. Autant vous dire que ça ne va vraiment pas fort. Et pourtant, il faut bien avouer que ça me fait un bien fou de vous voir. Je ne suis pas le seul à attendre le point presse du proc’. Quand on vous voit apparaître, la rédaction se fige, «Chut, Molins, ça commence.» On augmente alors le volume et on écoute, en communion. Imaginez, François, une rédaction, de gauche, suspendue à la parole d’un procureur…

 C’est quoi votre truc ? OK, il y a ce léger accent pyrénéen, la précision du vocabulaire (je ne sais pas où vous êtes allé chercher «l’appartement conspiratif» de Saint-Denis, mais là, chapeau), le phrasé, le regard, la coupe de cheveux toujours impeccable. Rassurant, terrien, pro. Mais surtout, vous avez une façon bien à vous de mettre des mots sur l’horreur et des mots qui nous apaisent. Ultime oxymore, mais logique, après tout.

Dans un monde qui semble s’écrouler, vous apparaissez comme un point de repère, familier qui va séparer la rumeur de l’info, tuer l’abus de conditionnel des chaînes d’infos, rejeter le trop-plein de spéculations. Vous savez remettre de la chronologie là où il n’y a que chaos. Vous savez mettre du sens là où le sens a disparu, là où les politiques et certains experts autoproclamés ajoutent de la confusion. Oh, on sait bien François, que de temps en temps, vous ne nous dites pas tout. Ça fait partie du jeu. Nous aussi, on a nos sources.

Mais merci pour ces moments de transparence. Et j’espère, mon cher François, de tout cœur, ne plus vous revoir dans ces circonstances. »

Sartre Jean-Paul et July Serge

Effet de souffle garanti. Avec, en prime, un effet coup de jeune paradoxal garanti chez des jeunes qui n’ont jamais su que Libé fut porté sur les fonds baptismaux par  Jean-Paul Sartre bras dessus bras dessous avec un journaliste nommé Serge July.

Effet de souffle et de contagion. Le Canard Enchaîné se moque gentiment du confrère  et conclut d’un «Merci de continuer cette conversation sur Meetic» du meilleur effet pour qui connaît l’auteur (et Meetic). Le Monde publie un long portrait à la gloire, ou presque, de François Molins…. L’affaire est partie. Comprenons-nous : le directeur délégué de Libé n’est pas le créateur du phénomène mais il a, le premier au bon moment et au bon endroit, allumé une mèche qui ne demandait qu’à prendre. Il a senti le vent, humé l’ait du temps, anglé son sujet et cristallisé son objet. Et aujourd’hui la boucle se ferme avec le papier de Vincent Glad, que publie Slate.fr – non pas sur François Molins mais bien sur le syndrome François Molins : « Pourquoi les journalistes idolâtrent le procureur Molins ». L’ombre portée, en somme, du papier de Libé 2 :

« Il y a un sacré paradoxe à voir Libération, rédaction de gauche, célébrer la parole d’un procureur. Mais le directeur délégué de la rédaction y voit un pôle de stabilité dans un monde dévasté (…) Tout se passe comme si les conférences de Molins signaient la fin de la récré médiatique. Le procureur ramasse les copies journalistiques —toutes ces indiscrétions parfois contradictoires sorties dans la presse les jours précédents— et assène froidement sa version des événements, linéaire, cohérente, qui souvent piétine les infos sorties précédemment. Plus rien n’existe alors, autre que cette parole officielle, reprise dans tous les médias.

 « D’ordinaire, c’est l’inverse. Les sources officielles parlent, les journalistes doutent et les médias ont la parole finale. Mais les attentats du 13 novembre sont une affaire si complexe qu’aucun journaliste ne peut embrasser seul tous les événements. Par la précision de son exposé, et la confiance qu’il inspire, le procureur Molins a en quelque sorte pris la place de l’AFP, comme source dont toute la presse s’abreuve. »

ORTF et Mediapart

Le procureur Molins incarne-t-il le fantasme d’un retour à l’ORTF ? Qui se souvient encore de ce dernier ? On peut raisonnablement en douter. De même que l’on peut sourire quand Vincent Glad plaisant en écrivant que s’il était journaliste, le procureur Molins travaillerait à Médiapart (sic). Bref, François Molins est devenu une icône magnétique médiatique, une presque pythie de la République.

Dans quelque mois, dans quelques années, ce sera un phénomène que décrypteront les écoles de journalisme. On se demandera si cette fascination tenait au fait que ce procureur apparut un instant  « comme l’antidote anti-flux des journalistes qui se sont perdus dedans, noyés dans un déluge d’information, entre BFMTV et Twitter ». Le jeune Vincent Glad, sur Slate.fr, parle comme un vieux briscard :

« François Molins est le pendant médiatique de l’état d’urgence. Bien sûr, il est absurde de boire la parole d’un procureur, comme il est dément d’autoriser des perquisitions sur la foi de quart de renseignement, mais, dans ces circonstances exceptionnelles, les lignes bougent. La voix officielle apparaît plus rassurante qu’un concert de dissonances. L’écosystème médiatique moderne est une démocratie trop bruyante qui encourage un retour à la parole unique, sûre, étatique.

« La passion des journalistes pour le procureur Molins chez les journalistes apparaît comme un désaveu de leur propre métier, comme une nostalgie d’un temps révolu: une parole rare et sûre, ne s’exprimant jamais dans l’urgence et débarquant toujours avec trois scoops sur la table. »

Sanctification médiatique

Qu’en sera-t-il demain ? Les guignolades télévisées et les imitateurs patentés vont-il oser s’emparer de François Molins, abîmer l’homme et entacher sa fonction ?

En marge de la sanctification médiatique de François Molins il faudra s’interroger sur le phénomène  Marc Trévidic, 50 ans. Nommé en mai 2006 juge d’instruction au pôle antiterrorisme au tribunal de grande instance de Paris l’homme est connu pour avoir instruit de nombreuses affaires parmi lesquelles l’ attentat du 8 mai 2002 à Karachi et l’assassinat des moines de Tibhirine. En dépit de ses compétences et de son savoir-faire unanimement salué il a dû quitter ce poste en septembre 2015 (le statut de la magistrature qui limite à dix ans la durée de fonction dans certaines fonction spécialisées, dont celles de l ‘instruction). Il a publiquement déploré n’avoir pu, de ce fait, aller  au bout des affaires des moines de Tibhirine et de Karachi. Il a été nommé, « en avancement »  premier vice-président au tribunal de grande instance de Lille.

Depuis les attentats de Paris du 13 novembre Marc Trévidic est omniprésent dans les médias, télévisés notamment. Il explique, critique, dénonce les failles et les lourdeurs du système. Au risque d’être bientôt broyé par la monstrueuse machinerie médiatique. Sauf à imaginer que son marathon médiatique génère un mouvement d’opinion qui le feront quitter Lille pour, par la grâce d’un exécutif  inquiet, revenir à Paris et aux affaires terroristes. Et ne plus parler.

A demain

1 Disclaimer : Johan Hufnagel est l’ancien rédacteur en chef de Slate.fr, site auquel nous collaborons depuis sa création.

2 Disclaimer : L’auteur de l’article de Slate.fr précise qu’il collabore par ailleurs à Libération

Michel Houellebecq ou la mise en abyme de la profession journalistique

Bonjour

On célébrait hier, 6 janvier, les obsèques de Jacques Chancel en l’église de Saint-Germain-des-Prés. Devant Le Flore de vieilles célébrités évoquaient ce que fut ce journaliste. Sur le pavé un brin de nostalgie : on entendait encore ce que fut l’âge d’or du journalisme et du spectacle journalistique.

Jacques Chancel (1928-2014) aurait-il invité Michel Houellebecq à Radioscopie  (France Inter ; 1968-1982) ? L’aurait-il convié au Grand Echiquier  (ORTF-Antenne 2 ; 1972-1989) ? La question se serait-elle-même posée ? Michel Houellebecq est né en 1956 et son premier roman (pour l’heure, le meilleur) date de 1994 : « Extension du domaine de la lutte » (Editions Maurice Nadeau). Ecrivain-culte depuis vingt ans déjà. Goncourt il y quatre ans.

François Hollande

Michel Houellebecq aura 59 ans le 26 février prochain (1). Depuis peu Houellebecq est partout. Sur toutes les estrades et au plus haut  niveau. Des roulements de tambour depuis plusieurs semaines, quelques mises en garde, des célébrations anticipées. Saint-Germain-des-Prés se déchirait. Libération célébrait avec quelques pincettes. Le Journal du Dimanche invitait Alain Finkielkraut qui en disait plus que du bien. Flammarion gérait. Jusqu’à un piratage pleinement orchestré.

Invité le 5 janvier sur France Inter François Hollande, président de la République annonça qu’il ne l’avait pas lu mais qu’il le lirait. Le lendemain 6 janvier Michel Houellebecq était l’invité exceptionnel du 20 heures de France 2. A l’aube du mercredi 7 janvier il était l’invité exceptionnel de la Matinale de France Inter. On en oublie peut-être et il y en aura d’autres. Pour sa part il s’était contenté, en amont, d’un premier entretien avec le journaliste Sylvain Bourneau pour The Paris Review. Entretien que l’on peut lire sur le blog de Sylvain Bourneau, hébergé par Mediapart.

Pierre Assouline

Ce  phénomène anticipant la sortie de l’objet faisant polémique a par ailleurs été longuement analysé par Pierre Assouline – sur son blog La République (des  livres) : « Michel Houellebecq, subversif et irresponsable comme jamais ». Extrait :

« Il y en aura pour s’interroger sur sa sincérité [celle de Houellebecq], d’autres pour dénoncer son esprit calculateur et opportuniste. Quant à son désespoir, accentué par une vraie mélancolie et une physique de plus en plus délabré (quand on pense qu’il est né en 1958…), on ne sait pas si c’est du lard ou du cochon. A croire qu’il cultive une certaine ressemblance avec Antonin Artaud qui, lui, avait l’excuse des électrochocs. Michel Houellebecq se fiche pas mal du style. Traiterait-on le sien de relâché, de familier, ou de digne du cardinal de Retz que cela lui serait équilatéral. On peut compter sur les houellebecquiens canal historique qui ne manquent pas dans les médias, ceux-là même dont l’auteur moque la cécité idéologique, pour trouver du génie à ce qui serait impardonnable sous toute autre plume : « un regard brutalement inquisiteur » etc. A ses yeux, un écrivain n’a qu’un devoir : être présent dans ses livres. Lui l’est bien, et à toutes les pages. Et qu’on ne lui parle pas de sa responsabilité, la sienne propre comme celle de tout écrivain, il revendiquera aussitôt l’irresponsabilité de tout artiste. Qu’y a-t-il de plus irresponsable que de jouer avec le feu sur le fantasme de la guerre civile dans la France d’aujourd’hui ? »

Edwy Plenel

Le traitement médiatique de la sortie de l’ouvrage de Michel Houellebecq a aussi été l’objet d’une petite joute (un clash) sur le plateau de France 5 entre Edwy Plenel fondateur-directeur du site Mediapart et Patrick Cohen, ancien de France Info, RTL et Europe 1 aujourd’hui sur France Inter. Nous étions à la veille de la réception par Patrick Cohen de l’écrivain qui, souvenons-nous,  était, la veille, l’invité de David Pujadas  Cet ancien de TF1 aujourd’hui présentateur du 20 heures de France 2 avait lui-même annoncé que Houellebecq serait le lendemain sur France Inter. Tout ceci avait suscité l’ire récurrente de l’ancien directeur de la rédaction du Monde auteur de « Pour les musulmans » (Editions La Découverte). On peut voir ici cet « échange musclé » (sans muscles) sur le site des Inrocks.

C’est là un document qui, sans doute, figurera dans les futurs MOOC pour étudiants en journalisme. Il y est notamment question du mélange des genres journalistique (un critique littéraire est-il un journaliste ?) et de la différence entre les journalistes qui ont l’honneur de travailler pour le service public et ceux qui travaillent ailleurs. Il y est question plus généralement de l’éthique journalistique – et donc de ce qui est contraire à cette éthique.

David Pujadas

Haute en couleur cette petite joute avait aussi, déjà, quelque chose de terriblement daté. C’est que Houellebecq, mi-chat, mi-loutre, vrai petit démon, grand cabot et maître du jeu a déplacé le centre des débats. Il a inclus, nommément, les journalistes-vedettes dans sa société décadente du spectacle. Puis il consent, au compte-gouttes que ses objets littéraires l’interrogent devant ses acheteurs. C’est, au choix, une revanche ou une mise en abyme collective suicidaire. Et  c’est très précisément ce qu’observe, sur Slate.fr, Jean-Marie Pottier, rédacteur en chef, ancien de Challenges, SoFoot, Télérama et Ouest-France.

« Cher David Pujadas, voici la première question que nous voudrions vous voir poser à Michel Houellebecq » écrivait-il quelques heures avant l’entrée de l’écrivain sous les sunlights de la chaîne publique. Extrait :

« Page 52 de Soumission, on peut en effet lire, dans le même style faussement lyrique avec lequel Houellebecq écrivait dans son précédent roman que «Jean-Pierre Pernaut accomplissait chaque jour cette tâche messianique consistant à guider le téléspectateur[…] vers les régions idylliques d’une campagne préservée»:

«David Pujadas depuis quelques années était devenu une icône, il n’était pas seulement rentré dans le « club très fermé » des journalistes politiques (Cotta, Elkabbach, Duhamel et quelques autres) ayant dans l’histoire des médias été considérés comme d’un niveau suffisant pour arbitrer un débat présidentiel d’entre deux tours, il avait surclassé tous ses prédécesseurs par sa fermeté courtoise, son calme, son aptitude surtout à ignorer les insultes, à recentrer les affrontements qui partaient en vrille, à leur redonner l’apparence d’une confrontation digne et démocratique.»

Manuel Valls

Deuxième question: «D’où tenez-vous que je sois proche de Manuel Valls?»

Se reporter alors à la page 76, sur un plateau de soirée électorale: «L’hypothèse était tellement renversante qu’on sentait que les commentateurs qui se succédaient à toute allure sur le plateau –et jusqu’à David Pujadas, pourtant peu suspect de complaisance envers l’islam, et réputé proche de Manuel Valls– en avaient secrètement envie.»

On ajoutera que dans la matinée « spécial Houllebecq » du 7 janvier, sur France Inter, Houellebecq souligna que rien ne pouvait durer dans un pays où les journalistes sont méprisés. Patrick Cohen ne releva pas.

Louis Pauwels

Dans sa diatribe éthique Edwy Plenel pose (rapidement) la question de savoir s’il aurait fallu ou non inviter Louis-Ferdinand Céline, l’antisémite,  à la télévision. C’est une question intéressante puisqu’il existe (à l’exception notable du Goncourt) quelques parallèles entre Houellebecq et l’enfant du passage Choiseul. Mais c’est aussi une question qui connaît  sa réponse. On la trouve, pour un prix assez modique, dans « Céline vivant » aux Editions Montparnasse. « Les grands entretiens de Louis-Ferdinand Céline » :

« Lectures pour tous » : entretien audiovisuel avec Pierre Dumayet (1957 -19 min). « Voyons un peu : Céline » : entretien audiovisuel avec Alexandre Tarta (1958 – 18 min). « En français dans le texte » : entretien audiovisuel avec Louis Pauwels (1961 – 19 min).

S’il n’était pas mort en juillet 1961, à Meudon, Jacques Chancel  aurait-il invité Céline à Radioscopie ? Et si oui, Céline aurait-il accepté ?

A demain