Bonjour
Depuis quelques jours chacun peut juger du caractère éminemment dérangeant de ce procès dit « du Carlton » qui se tient devant le tribunal correctionnel de Lille. On y entend des prostituées regardées comme ayant été des libertines. On entend des femmes parler de relations tarifées par un homme qui ne les imaginait (dit-il) gratuites. Il y a pire. On perçoit, malgré soi, des images que l’on ne voudrait pas percevoir. Tout cela alimente et alimentera les textes vulgaires à l’excès des humoristes et autres imitateurs oeuvrant sur les ondes et les écrans. On verra là, ou pas, une forme de régression collective. Un phénomène que, pour mille et une raisons, personne ne maîtrise plus. Et que bien peu comprennent.
Hausser le ton
Au deuxième jour de son audition devant le tribunal correctionnel les journalistes rapportent que Dominique Strauss-Kahn a « haussé le ton ». Il s’est indigné que la rudesse de son comportement (de ses pratiques sexuelles) puisse être considérée comme une preuve à charge. « Je commence à en avoir un peu assez, a déclaré l’ancien patron tout-puissant du FMI à l’adresse de Me David Lepidi, avocat de parties civiles dans ce procès pour proxénétisme aggravé. Les comportements que j’ai (…) n’ont de sens que s’ils impliquent que cela nécessite d’avoir des prostituées, ce qui est absurde ». « Sauf à vouloir me faire comparaître devant les juges pour pratiques dévoyées, ce qui n’existe plus », a-t-il fait remarquer, dans une allusion à la sodomie.
Ce procès pour proxénétisme aggravé s’est ouvert le 2 février. L’AFP précise que la « brutalité » dans les relations sexuelles a été rapportée par plusieurs participantes aux soirées incriminées. S’explique-t-elle que parce que les femmes concernées étaient des prostituées et qu’il le savait ? « Je dois avoir une sexualité qui par rapport à la moyenne des hommes est plus rude, observe Dominique Strauss-Kahn. Que certaines femmes ne l’apprécient pas, c’est leur droit, qu’elles soient prostituées ou pas. » L’AFP rappelle que cet homme encourt jusqu’à dix ans de prison et 1,5 million d’euros d’amende s’il est reconnu coupable de l’accusation de proxénétisme aggravé, pour laquelle il est poursuivi aux côtés de treize autres prévenus.
Liberté lasse
Dans Le Monde, Pascale Robert-Diard aura ces mots non plus de clinicienne-chroniqueuse : « Comme au premier jour de son interrogatoire, Dominique Strauss-Kahn étonne par la liberté lasse et le détachement avec lesquels il évoque sa sexualité. L’une et l’autre sont peut-être ce qu’il lui reste après avoir tant perdu. Le goût compulsif du sexe qui a fait chuter le directeur général du FMI, qui a anéanti les ambitions présidentielles d’un possible candidat socialiste, qui a exposé au monde entier la part la plus obscène d’un homme, qui a fait trembler de peur ceux de ses amis politiques qui avaient si longtemps protégé son secret, est aujourd’hui la meilleure défense publique du prévenu Dominique Strauss-Kahn.
Le contraste est abyssal avec ses co-prévenus, pliés de honte dès que l’on évoque leurs propres comportements, voyeur pour l’un, amateur de rencontres tarifées ou de plaisirs particuliers pour les autres.»
Quatre ans déjà
Affaire à innombrable rebondissements le dossier judiciaire de la sexualité de Dominique Strauss-Kahn est publiquement ouvert depuis bientôt quatre ans. En novembre 2012 nous avions, sur Slate.fr (et planetesante.ch) consacré un article à l’hypersexualité : « Hypersexualité : choix de vie ou pathologie ». Les données n’ont guère changé. Nous le republions aujourd’hui. « Qualifier l’hypersexualité n’est pas facile. Mais la dépendance qu’elle entraîne parfois, comme l’impact qu’elle peut avoir sur la personne affectée et ses proches, intéresse désormais les milieux scientifiques.
Du vice à la pathologie, de Don Juan à Dominique Strauss Kahn, l’hypersexualité est un invariant des sociétés humaines. Est-elle ou non une pathologie? Ou, pour mieux le dire, celles et ceux qui en présentent les symptômes souffrent-ils de leur état? Bien vaste question qui –il faut le souligner– ignore les souffrances de ceux et celles qui croisent le chemin de ces personnes. Encore faudrait-il, avant de pouvoir répondre, s’accorder sur ce que sont les symptômes de cette formidable entité.
Hypersexualité, un trouble mental?
C’est précisément ce à quoi ce sont attachés treize soignants et chercheurs américains de différentes disciplines. Ils publient leurs résultats dans le Journal of Sexual Medicine (on pourra lire ici le résumé de leurs travaux). En toile de fond de leur enquête: la question de savoir si l’assuétude aux relations sexuelles doit, de nos jours et sous le ciel américain, être cataloguée comme une entité psychiatrique (un «désordre mental»). L’hypersexualité doit-elle entrer dans la prochaine édition (la cinquième) de cette bible moderne et réductionniste qu’est le DSM («Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux »)? Ces treize chercheurs travaillent dans diverses universités américaines (de Californie, Brigham Young, University of North Texas, Texas Tech University, Temple University). Ils ont mené leur étude sur le terrain en interrogeant 207 patients, âgés de 18 ans et plus. Ces personnes bénéficiaient de services de soins en santé mentale pour un certain nombre de troubles, dont celle qui fait l’objet de leur publication. Ces chercheurs expliquent ne pas avoir éprouvé de grandes difficultés à identifier et s’accorder sur les patients concernés par ce trouble pas plus que sur les critères à retenir pour étiqueter cette entité. Tout se passe comme si cette dernière dépassait ce qui oppose habituellement les psychiatres, les psychologues, les travailleurs sociaux, les thérapeutes conjugaux et de la famille. Ceci est à souligner quand on connaît le nombre et la nature des oppositions qui peuvent exister entre ces différentes disciplines soignantes.
Perte d’autonomie au cœur du diagnostic
Mais comment, en pratique, peut-on porter ce diagnostic? Tout d’abord avec ce constat qui vaut pour toutes les dépendances; la perte d’autonomie. Les personnes concernées consacrent à leur sexualité tellement de temps et d’énergie qu’elles en ressentent une grande détresse personnelle qui perturbe gravement leur vie sociale et/ou professionnelle. Le diagnostic peut être porté à partir d’un constat finalement assez simple à dresser.
Il s’agit de personnes qui adoptent des comportements sexuels sans prendre en compte les risques de préjudices (physiques ou affectifs) auxquels elles s’exposent et auxquels elles exposent autrui. Plus précisément il s’agit de personnes qui évoquent, sur une période d’au moins six mois, des expériences de fantasmes sexuels récurrents et intenses, de pulsions et de comportements sexuels. Et ce en association avec tout ou partie des critères suivants:
- elles passent beaucoup trop de temps à ces fantasmes ainsi qu’à des démarches d’organisation et de planification de leurs futurs comportements sexuels;
- elles s’engagent de manière récurrente dans ces fantasmes sexuels dans une forme de réponse à des troubles de l’humeur (anxiété, dépression, ennui, irritabilité) ou en réponse à des événements stressants de la vie au quotidien;
- elles fournissent des efforts répétés (mais infructueux) pour contrôler (ou réduire) de manière significative ces fantasmes, pulsions et comportements sexuels;
- elles s’engagent le moment venu dans des comportements sexuels sans aucune prise en compte du risque de préjudice physique ou affectif pour elles-mêmes ou pour les autres;
- chez elles, fantasmes, pulsions et comportements sexuels sont associés à une détresse personnelle ou à une altération du fonctionnement social ou professionnel.
Il existe d’autres critères, d’autres échelles, pour porter le diagnostic d’«assuétude à la sexualité» en sachant bien que sur ce thème l’éventail des comportements qualifiés ou non d’«anormaux» est bien vaste: il va de la multiplication (parfois spectaculaire) du nombre de partenaires plus ou moins consentant(e)s) jusqu’à différents actes pratiqués sous la contrainte; des actes pouvant, de ce fait, être qualifiés d’agressions sexuelles, voire de viols. Et au risque de se répéter et d’être mal compris dire qu’il faut considérer les personnes «dépendantes sexuelles» comme des personnes qui souffrent; l’apparence du plaisir (sexuel) peut être sacrément trompeuse.
Entre 3% et 6% de la population
En 2010, au moment de «l’affaire Tiger Woods» (du nom de ce célèbre golfeur surnommé «golfeur pour dames») ou de celle, plus récente et nettement plus médiatisée, de l’ancien directeur général du Fonds monétaire international, nous nous étions rapporté, sur Slate.fr, à un travail mené par le Pr Florence Thibaut (service de psychiatrie CHU de Rouen) chercheuse à l’Institut national français de la santé et de la recherche médicale (Inserm). Selon elle, cette pathologie affecterait entre 3% et 6% de la population (sexuellement active) et concernerait des hommes dans 80% des cas. Elle se caractérise par une «fréquence excessive, non contrôlée et croissante, du comportement sexuel qui persiste en dépit des conséquences négatives possibles», étant bien entendu que les pratiques sexuelles sont, du moins en général, «conventionnelles». On n’est donc pas là dans le champ des paraphilies, ces «déviances» ou «perversions» comme l’exhibitionnisme, le fétichisme, ou le voyeurisme.
Pour le Dr Jean-Claude Matysiak, psychiatre, chef de service de la consultation d’addictologie du centre hospitalier de Villeneuve-Saint-Georges, on peut faire un lien avec les problèmes d’alimentation: «Certains sont capables de faire des excès sans être malades. Il y a addiction quand la vie de l’individu est centrée sur le sexe aux dépens du reste. Il peut souffrir simplement de la quantité comme de la qualité.» Selon lui, il n’y a pas de différences entre les hommes et les femmes. «Les deux souffrent dans les mêmes conditions, explique-t-il. Il peut s’agir de la répétition de relations sexuelles avec des partenaires différents comme d’une activité masturbatoire compulsive devant des images pornographiques. Il n’y a pas ici à mon sens de liens directs avec le pouvoir; c’est plutôt une question de personnalités dépendantes. Elles ont un besoin commun de s’affirmer, une quête frénétique d’identité, qu’elles peuvent rechercher dans la conquête du pouvoir ou la multiplication des aventures sexuelles.»
Diverses définitions
D’autres spécialistes vont jusqu’à intégrer à l’hypersexualité des éléments aussi hétérogènes que la masturbation compulsive, la dépendance à des drogues illicites ou à des accessoires spécifiques, le sexe anonyme, payant ou intrusif (abus de position sociale…). Peut aussi s’y ajouter la dépendance à des formes anonymes du désir sexuel qu’il s’agisse de pornographie, de sexualité par téléphone ou de «cybersexe» (qui concernerait entre 6% à 9% des hommes internautes qui y consacreraient plus de onze heures hebdomadaires).
Plus généralement c’est l’impossibilité, quoiqu’il puisse en coûter, de résister à ses pulsions sexuelles, c’est l’escalade dans la «sévérité» des activités sexuelles. C’est encore l’accroissement du temps consacré aux «préoccupations» de nature sexuelle, mais aussi et surtout les échecs répétés des tentatives d’autocontrôle et la persistance des comportements en dépit des risques (infectieux, judiciaires) et des conséquences (divorce, perte d’emploi); le tout possiblement associé à un syndrome de sevrage (dépression, anxiété, tentatives de suicide, sentiment de culpabilité). Les spécialistes observent aussi fréquemment une association avec d’autres addictions (alcool ou psychotropes, travail, etc.).
Pour certains il faut au moins deux des cinq caractéristiques suivantes pour porter un tel diagnostic:
- la drague compulsive avec partenaires multiples (maîtrise de l’anxiété et de l’estime de soi);
- la fixation amoureuse compulsive sur un(e) ou des partenaires inaccessibles (objet d’amour hyper idéalisé);
- les rapports amoureux compulsifs multiples (recherche d’une intensité des sentiments dans une nouvelle aventure);
- les rapports sexuels compulsifs insatisfaisants;
- l’auto-érotisme compulsif avec masturbations à la fois répétées (de 5 à 15 par jour) et frénétiques (entraînant parfois fatigue et blessures).
Cette dépendance est-elle une cousine des troubles obsessionnels compulsifs (TOC), l’obsession se focalisant ici sur la recherche d’un partenaire sexuel, d’un lieu approprié pour engager des relations sexuelles etc.? Faut-il traiter «l’hypersexualité» comme les TOC et ce au moyen de médicaments psychotropes antidépresseurs ou anxiolytiques? Sommes-nous ou pas dans le monde de la psychiatrie, avec toutes les conséquences que l’on peut imaginer? «Pour ma part, j’aurais plutôt tendance à situer l’hypersexualité à la lisière du monde des addictions, associant une forme de dépendance comportementale, de troubles de l’humeur et de dépendance affective», explique le Dr Willian Lowenstein, président de SOS Addictions.
Peut-être faut-il aussi, pour tenter de comprendre, (re)visiter Don Juan, le mythe. Avec deux questions en tête. Comment devient-on à la fois «jouisseur et cynique», également «égoïste et destructeur»? Comment soigner Don Juan? Et s’il refuse d’être soigné, faut-il juger Don Juan ? Et le condamner ?
A demain