Deux livres pour une table de chevet. Deux ouvrages qui ont à voir avec la santé publique sous des facettes inhabituelles. Deux livres qui ont pour vertus de disséquer nos peurs, de dresser la généalogie de nos angoisses contemporaines. Le premier d’un sociologue, professeur à l’université Paris-Diderot ; le second d’un historien, professeur à l’Ehesp.
On connaît la célèbre prophétie du microbiologiste Charles Nicolle (1866-1936) : «Il y aura donc des maladies nouvelles. C’est un fait fatal. Un autre fait, aussi fatal, est que nous ne saurons jamais les dépister dès leur origine. Lorsque nous aurons notion de ces maladies, elles seront déjà toutes formées, adultes pourrait-on dire. Elles apparaîtront comme Athéna parut, sortant toute armée du cerveau de Zeus. Comment les reconnaîtrons-nous, ces maladies nouvelles, comment soupçonnerions-nous leur existence avant qu’elles n’aient revêtu leurs costumes de symptômes ? Il faut bien se résigner à l’ignorance des premiers cas évidents. Ils seront méconnus, confondus avec des maladies déjà existantes et ce n’est qu’après une longue période de tâtonnements que l’on dégagera le nouveau type pathologique du tableau des affections déjà classées.»
Nobel 1928
Charles Nicolle fut l’un des membres de la tribu des évangélistes pastoriens. On raconte que ce fils de médecin abandonna la clinique pour le microscope à cause d’une forte altération de ses fonctions auditives. C’était à une époque où le stéthoscope de Laennec (1816) avait encore un sens autre que symbolique. C’était aussi (déjà) une époque où l’administration hospitalière pouvait ruiner une carrière médicale. Ruiner ? Nicolle quitte l’hôpital de son Rouen natal et, muni de la faux et de la foi de Louis Pasteur (1822-1895), ira moissonner en Tunisie. Il y décortiquera le typhus exanthématique, piègera le pou vecteur, démontrera la vérité dans une caserne devenue un hôpital riche d’un bain maure. Incidemment, Nicolle y glanera en passant le prix Nobel de médecine millésimé 1928.
Deux ans seulement pour le VIH
La démonstration, en somme, que l’on peut sauver des vies sans manier le stéthoscope. Celle, aussi, que la démarche pastorienne et les vertus médicales de l’hygiène ne sont en rien incompatibles avec les visions prophétiques. De ce point de vue, il est tentant de rapprocher la vision de Nicolle de celle de Patrick Zylberman. Cet historien titulaire, en France, de la chaire d’histoire de la santé à l’Ecole des hautes études en santé publique (Ehesp) vient, chez Gallimard, de publier «Tempêtes microbiennes. Essai sur la politique de sécurité sanitaire dans le monde transatlantique».1
Nous avons évoqué sur ce blog cet ouvrage qui sort dans les librairies francophones au moment même où un nouveau virus (A/H7N9) tente, dans la Chine compliquée, de sortir de l’ombre Que nous dit l’historien que nous ne sachions déjà ? C’est, comme toujours, une affaire de point de vue. Nicolle nous prévient : des maladies nouvelles apparaîtront et que c’est immanquable puisque c’est écrit. Il nous dit encore que nous ne saurons jamais les dépister dès leur origine. Il a raison même si de notables progrès ont, depuis, été réalisés. On a déjà oublié qu’il n’aura fallu que deux ans pour identifier l’agent causal d’une nouvelle maladie caractérisée par l’apparition d’un nouveau syndrome, acquis, d’immunodéficience humaine.
Maladies émergentes
L’accélération du temps et des mécaniques médiatiques étant ce qu’elle est, on en viendrait presque à oublier que cette découverte a, précisément, trente ans. Nicolle nous parle encore des symptômes et d’un raisonnement fondé sur l’hypothèse et la déduction. Nicolle réunit le clinicien et le microbiologiste. Sans doute ne songe-t-il pas un seul instant que le politique puisse ne pas entendre les conséquences des découvertes et des démonstrations des messianiques pastoriens.
A dire vrai Nicolle nous parle de son temps. Le microbiologiste suivait ici la grande entreprise générale de classement initiée par Georges-Louis Leclerc, comte de Buffon (1707-1788) et Carl von Linné (1707-1778). La logique et la raison prévalaient chez les bêtes comme chez les plantes. Et ce faisant, on se débarrassait progressivement de l’hypothèse de Dieu pour le plus grand bien matériel de l’humanité. Patrick Zylberman nous rappelle que, tout bien pesé, c’est, depuis, un peu plus compliqué avec les pathogènes invisibles. Et c’est cette complexité qu’il entreprend de décortiquer, de démonter, d’analyser.
La ligne bleue des Vosges
Vaste entreprise (655 pages, petits caractères ; des centaines de références) au terme de laquelle la «sécurité sanitaire transatlantique» n’est pas sans rappeler, pour les Français âgés, une certaine «ligne bleue des Vosges», et son corollaire que fut la ligne Maginot. 2 Entreprise à multiples facettes que celle de l’historien contemporain qui nous conduit dans les enceintes savantes mais aussi dans les cabinets ministériels ainsi (à mi-chemin des deux) que dans le traitement médiatique des catastrophes sanitaires réelles ou tenues pour telles.
Avec une prédilection gourmande pour les secondes. Il est vrai que depuis trente ans (la pandémie de sida mise à part – ou plus précisément du fait de son émergence) le concept de maladie émergente a fait florès tant chez les microbiologistes que dans les espaces politiques et médiatiques. Phénomène contagieux comme une sorte de mise en bouche obsessionnelle de l’Apocalypse. Et, de sa chaire où il nous observe, l’historien Zylberman peut être d’une extrême sévérité pour les productions de la mécanique du pire forgées dans le monde transatlantique. Et plus encore dans les sous-ensembles nationaux où (comme en France) on a été plus loin encore en élaborant un «principe de précaution» qui peut être utilisé à des fins quasi suicidaires.
La menace des réalités en devenir
«La réalité fait peur, nous dit l’auteur, non parce qu’elle est réelle mais parce qu’elle menace de le devenir.» Jusqu’au moment où la réalité pathologique contagieuse est là, pourrait-on dire. On pourra parfois juger le propos de Patrick Zylberman non pas injuste, non pas outrancier, mais comme empruntant parfois aux sombres délices de la théorie scénarisée du complot. Ce qui ne manque d’ailleurs pas de charme. En toute hypothèse, le regard qu’il porte avec acuité sur un passé récent nous impose une heureuse et purgative relecture de nos préparatifs collectifs à ce pire qui, décidément, ne vient pas. Vivons-nous aujourd’hui, dans l’affolant emballement du complexe politico-médiatique, ce que vécurent nos ancêtres de l’an mil ? Seul un historien pourrait (peut-être) nous le dire.
Un historien ou un sociologue, ce que réussit à merveille Gérald Bronner dans son essai « La démocratie des crédules » 3. « Pourquoi les mythes du complot envahissent-ils l’esprit de nos contemporains ? Pourquoi le traitement de la politique tend-il à se « peopoliser » ? Pourquoi se méfie-t-on toujours des hommes de sciences ? Comment, d’une façon générale, des faits imaginaires ou inventés, voire franchement mensongers, arrivent-ils à se diffuser, à emporter l’adhésion des publics, à infléchir les décisions des politiques, en bref, à façonner une partie du monde dans lequel nous vivons ? N’était-il pourtant pas raisonnable d’espérer qu’avec la libre circulation de l’information et l’augmentation du niveau d’étude, les sociétés démocratiques tendraient vers une forme de sagesse collective ? Voilà un ouvrage qui répond à ces questions – et qui en soulève bien d’autres. Un ouvrage qui cite également, en contrepoint, Julie de Lespinasse (1732-1776) : « Je crois tout ce que je crains ». Julie de Lespinasse fut une salonnière et épistolière française qui inspira une grande passion à Jean d’Alembert . Que sont nos salonnières et épistolières devenues ?
Inventons-nous de nouveaux pèlerinages sanitaires à visée expiatoire ? Jouons-nous à nous faire peur sous un ciel vide ? Qui nous le dira ?
1. Zylberman P. Tempêtes microbiennes. Essai sur la politique de sécurité sanitaire dans le monde transatlantique. Paris : Editions Gallimard, Collection NRF Essais, 2013.
2. La «ligne bleue des Vosges» est une expression française désignant la frontière derrière laquelle se trouvaient l’Alsace et une partie de la Lorraine, après leur conquête par les Allemands et le traité de Francfort du 10 mai 1871. Jusqu’en 1918 les partisans français de la revanche appelaient leurs compatriotes à garder les yeux fixés sur les Vosges en fraternité de cœur avec les populations qui, de l’autre côté des montagnes, se trouvaient sous la domination allemande. L’expression a été empruntée au testament de Jules Ferry qui demandait à être enterré dans sa ville natale de Saint-Dié «en face de cette ligne bleue des Vosges d’où monte jusqu’à mon cœur fidèle la plainte touchante des vaincus». La «ligne Maginot» tire quant à elle son nom d’un ministre français de la Guerre (André Maginot). On désignait ainsi une ligne de fortifications construite par la France (entre 1928 et 1940) le long de ses frontières avec la Belgique, le Luxembourg, l’Allemagne, la Suisse et l’Italie. Les défenses contre l’Italie sont parfois appelées «ligne alpine». S’ajoutaient encore les fortifications de la Corse, de la Tunisie et de l’Ile-de-France. Le pendant allemand de la ligne Maginot était la ligne Siegfried sur laquelle les soldats français s’étaient promis, en chantant et jusqu’en 1940, d’aller «pendre leur linge». www.youtube.com/watch?=n-FOBu8gsdM.
3. Bronner G. La démocratie des crédules. Paris : Presses universitaires de France, 2013.