Jeu de rugby : les traumatismes sont désormais similaires à ceux de la circulation routière

Bonjour

« Si les médias s’emparent du dossier, cela peut évoluer. confiait-il il y a quelques jours au Figaro. Pour le moment, je suis le seul à dire les choses. J’ai reçu les témoignages de tas de gens mais ils ne s’expriment pas dans le presse. Je suis tout seul. Certains ne veulent pas perdre leur truc… »

Aujourd’hui le Pr Jean Chazal, neurochirurgien et ancien doyen de la faculté de Clermont-Ferrand est toujours aussi seul. Il reprend la parole dans Centre Presse. A la veille des obsèques de Louis Fajfrowski, 21 ans, un rugbyman d’Aurillac mort le 10 août après un choc reçu lors d’un match amical – une mort qui pourrait constituer une salutaire prise de conscience dans un sport qui, sinon, court à sa perte.

La parole du Pr Chazal fait autorité. « Il a opéré plus d’une trentaine de joueurs de rugby. Ainsi qu’un grand nombre de sportifs de haut niveau, rappelle Centre Presse (Caroline Devos). Le skieur Luc Alphand (après un accident de moto), les rugbymen Damien Chouly et Wesley Fofana sont ainsi passés entre ses mains au CHU de Clermont-Ferrand. Jean Chazal est un neurochirurgien réputé mais aussi un vrai spécialiste de la traumatologie du sport. Et depuis des années, il tire la sonnette d’alarme pour dénoncer les dérives qui rendent la pratique sportive – et surtout celle du rugby – de plus en plus dangereuse. »

Ce lanceur d’alerte dérange les gros pardessus de l’Ovalie autant que nombre de ses confrères confortablement installés sous les ors des institutions rugbystiques nationales. Et le président Bernard Laporte vient d’obtenir son exclusion…  de l’Observatoire médical du rugby 1.

Les instances du rugby français et international ont certes pris la mesure du péril des commotions cérébrales (Le « protocole commotion », « carton bleu », renforcement de l’encadrement médical) mais rien n’est fait pour que ces « commotions » ne surviennent pas.

« Dès 2005,  avec le médecin du club de Clermont, nous avons commencé à nous préoccuper de la violence sur les terrains, précise-t-il. Aujourd’hui, on a une augmentation des blessures et notamment celles qui touchent le crâne, le thorax et l’abdomen.

 « Aujourd’hui, dans le rugby, on a une traumatologie qui ressemble à celle de la routeEt pour cause. On a mis des moteurs de 1.000 chevaux dans des carrosseries qui ne sont pas faites pour cela. Les joueurs ont pris dix kilos de masse musculaire en quelques années. On a des ailiers de 130 kg qui courent comme des lapins. Mais à l’intérieur, les ligaments, les articulations, les viscères, les os sont restés identiques. Le rugby fabrique des surhommes, des exceptions physiques. »

Exclusion immédiate

Dans Le Figaro Le Pr Chazal mettait aussi en garde les jeunes rugbymen rarement prêts pour le très haut niveau. Des jeunes en pleine maturation de leur système ostéo-ligamentaire et de leur système cérébral. Ce n’est qu’à 25 ans, selon lui, que le cerveau est totalement mature, en particulier pour l’esprit critique, la préhension de l’espace, la gestion de l’émotion.

« C’est une véritable révolution qu’il faut opérer. Se mettre autour de la table et trouver des solutions. Les arbitres aussi doivent être impliqués. Certaines actions dangereuses ne sont pas sifflées. J’ai vu des joueurs se faire ‘’décalquer’’ par derrière, sans ballon, totalement relâchés… Ce devrait être l’exclusion immédiate ! (…)

« Dans l’équipe de France des moins de 20 ans qui a été championne du monde, il y a des gars qui font 2 m et plus de 100 kg. Faire marche arrière pour la génération actuelle, c’est un peu tard… Il faut modifier les règles, voir ça avec les arbitres. Il faut sévir ! (…)

« En Top 14, les joueurs sont gainés, prévenus, ils sont avertis. Mais au niveau professionnel, il n’y a que quatre ou cinq clubs qui ont un médecin permanent. Dans d’autres clubs, ils ne passent que quelques heures par semaine. On nous met de la poudre aux yeux en disant que le rugby est médicalisé. Au Racing, à Toulon, à Clermont, dans quatre ou cinq clubs, c’est médicalisé. J’ai reçu des SMS d’insultes après avoir déclaré dans Midi Olympique que certains clubs faisaient passer des protocoles commotions par visioconférence. Je ne comprends pas comment on peut procéder ainsi… (…)

Le Pr Chazal en est persuadé : « Si les médias s’emparent du dossier, cela peut évoluer. » Il dit aussi : « Je ne suis pas sûr que ce nouveau décès changera quelque chose ». Que feront les médias ?

A demain

1 Sur ce sujet lire la réponse donnée, sur le site Rugbyrama, par le Dr Bernard Dusfour, président de la commission médicale de la LNR.

 

Jeu de rugby : qui a tué Louis Fajfrowski, qui est responsable et pourquoi est-il mort ?

Bonjour

Ecouter Graeme Allwright dans « Qui a tué Davy Moore ? ».

Louis Fajfrowski, 21 ans joueur de rugby du club d’Aurillac est mort le 10 août dernier. Mort après avoir subi un choc lors d’un match amical. Un placage « viril mais correct ». On apprend aujourd’hui que l’autopsie pratiquée le 13 août à l’institut médico-légal de Clermont-Ferrand n’a pas permis de déterminer la cause exacte du décès.

« Les constatations du médecin légiste ne sont pas probantes et ne permettent pas de conclure à la cause du décès, a précisé Mars Rous, substitut du procureur de la République. Des prélèvements ont été effectués en vue de réaliser des analyses toxicologiques et anatomo-pathologiques ». On sait déjà que les résultats de ces nouvelles analyses ne seront pas connus avant un mois et demi ou deux mois.

« Wouhhhh »

La Montagne avait rapporté que le jeune joueur, titulaire au centre de l’attaque du Stade aurillacois (Pro D2), était sorti du terrain en seconde période du match contre le club de Rodez (Fédérale 1) après avoir été l’objet d’un plaquage. Sonné, il avait pu se relever avec l’aide des soigneurs avant de se rendre par ses propres moyens aux vestiaires, accompagné d’un médecin. C’est aux vestiaires qu’il a perdu connaissance à plusieurs reprises. Pris en charge par le service médical et les secours supplémentaires arrivés sur place, il n’a pas pu être ranimé. Midi Olympique rapporte les faits :

« 50e minute : lancer en touche pour Rodez, sur les 22 mètres aurillacois. Le ballon, cafouillé, retombe chez les locaux. Relance immédiate. Une passe, puis une deuxième vers Louis Fajfrowski qui s’empare du ballon. Et, presque immédiatement, il prend un énorme tampon. Une clameur, de ces « Wouhhhh » qui résonnent dans les stades sur les chocs destructeurs, s’élève de la tribune garnie de la jeunesse cantalienne. Les copains, les copines, les familles, les joueurs de la veille sont là. Sur l’action, les Ruthénois récupèrent le ballon abandonné au contact et filent à l’essai, en contre.

« Assis en tribunes, Latuka Maïtuku et Kevin Savea, troisième ligne et talonneur du Stade, ont assisté à la scène. Leur analyse ? Rien de condamnable, sur l’action« Le plaquage était régulier. Dans le mouvement, sec. Dur, même. Mais rien de répréhensible, effectivement. Le genre d’impact qu’on voit tous les week-ends, en Top 14 et en Pro D2″ se souviendra Maxime Petitjean, le lendemain. « Le joueur d’Aurillac a hérité du ballon avec peu de vitesse. Le troisième ligne de Rodez, lui, arrivait à pleine vitesse. Il l’a plaqué au niveau de la zone poitrine-sternum, confirme Jérémy Rozier, arbitre de cette rencontre. Avec l’écart de vitesse, c’était impressionnant. L’impact a fait un gros bruit, mais il n’y avait rien de répréhensible. Le défenseur touche la bonne zone et encercle avec les bras. Des plaquages comme ça, j’en vois tous les week-ends. Même au 7, que j’arbitre souvent. » »

Deux pistes considérées sont aujourd’hui évoquées dans le milieu médical spécialisé : un arrêt cardiaque lié à des produits dopants (rien, à ce stade, ne soutient cette hypothèse) ou une pathologie cardiaque méconnue et indécelable à l’autopsie. D’où les prélèvements destinés à la toxicologie et à l’anatomopathologie.

Simple corrélation ou lien de causalité entre le placage et le décès, l’affaire commence à faire grand bruit dans le monde du rugby. Cette mort fat suite à celle d’Adrien Descrulhes, 17 ans, qui a succombé à un traumatisme crânien après un match, en mai dernier. Deux morts qui relancent comme jamais la polémique sur les nouveaux risques liés à l’inquiétante évolution de ce sport – un sport qui ne cesse de gagner en violence, en chocs et en commotions cérébrales.

Le courage de Midi Olympique

Il faut lire, ici, l’éditorial signé Emmanuel Massicard dans le Midi Olympique du 13 août. Intitulé « La nausée » il dénonce courageusement un sport « de plus en plus destructeur », mettant « ses propres acteurs en danger à force de collisions à très grande vitesse »

« Nous ne fermerons pas les yeux. Pas question de céder à la complicité. Midi Olympique continuera ainsi de donner la parole à tous les Chazal du monde 1 qui viendront éclairer le débat, prêts à se pencher sur la santé des joueurs et sur l’avenir de ce jeu évoluant contre sa propre nature. Un jeu de plus en plus destructeur, qui met ses propres acteurs en danger à force de collisions à très grande vitesse. Un jeu de plus en plus con – on se répète, hélas – à force d’oublier la moitié de son ADN: la recherche de l’évitement qui lui conféra longtemps une force créatrice enviée par tant d’autres disciplines.

Il n’est plus temps de se bercer d’illusions sans quoi, c’est sûr, nous risquons d’avoir d’autres nausées et de pleurer d’autres Louis. Il n’est plus temps de croire que les seules mesures mises en place feront des miracles et nous protègeront du danger qui plane. Il y a désormais urgence et il faut agir pour voir, demain, le rugby changer radicalement dans son approche du jeu, en assumant ses maux actuels et la propre menace qu’il génère pour avoir cédé au tout physique. »

Dans « Qui a tué Davy Moore ? » Graeme Allwright s’interroge, après Bob Dylan, sur les responsables de la mort à 29 ans, d’un champion du monde de boxe (poids plume). C’était le 21 mars 1963. Après un violent crochet Davy Moore chute, se heurte la tête et décède deux jours plus tard. En 1963 la boxe était florissante. Un demi siècle plus tard elle ne fait plus recette.

A demain

1 Il s’agit ici du Pr Jean Chazal, neurochirurgien et doyen honoraire de la faculté de médecine de Clermont-Ferrand. Cet « ancien référent » de la Ligue nationale de rugby (LNR) en matière de commotions, s’était alarmé face à ces drames. Lanceur d’alerte atypique, il redoutait depuis des mois dans les médias la mort d’un joueur sur le terrain, une liberté de ton guère du goût des instances du rugby français qui lui avaient fait savoir qu’il avait, sur ce sujet, tout intérêt à se taire.  Une réponse bien peu confraternelle vient de lui être donnée, sur le site Rugbyrama, par le Dr Bernard Dusfour, président de la commission médicale de la LNR.

 

 

 

 

Un rugbyman borgne condamné à ne plus jamais jouer en France : la FFR ne manque pas d’air

Bonjour

Si le mot n’était pas galvaudé on parlerait de scandale. Parlons de problématique éthique. Le jeu de rugby n’est pas toujours joli-joli. Il s’en passe de bien belles dans les coulisses professionnelles comme sur les gradins des tribunes d’honneur, là où trônent les gros pardessus avec la légion éponyme (1).

Prenons le cas de Florian Cazenave. L’homme est né le 30 décembre 1989 à Tarbes. Il joue au poste de demi de mêlée. Il a eu une brève mais brillante et prometteuse carrière dans les équipes de France des moins de 18 et moins de 19 ans. Depuis 2008, il joue avec l’équipe de l’USA Perpignan.

 Rugbymen sans cœur ni cerveau

Il y a un an, le 13 juillet 2013, Florian Cazenave perd accidentellement l’usage de son œil gauche lors de la féria de Céret.  Au cours d’un chahut nocturne avec des amis, le jeune homme est tombé, et sa tête a touché un pied de chaise. « Cela n’a rien à voir avec une rixe, précise alors Jean-Pierre Piquemal, l’adjoint au maire de Céret en charge de la sécurité. C’est l’accident stupide. » Dans un communiqué officiel, l’USAP évoque aussitôt « un accident domestique ». Domestique est un mot qui prévient le questionnement éthique : il protège l’employeur.

 Florian Cazenave pense pouvoir rejouer et retrouver son niveau pour la saison 2014-2015. C’était faire preuve d’une bien grande naïveté. Le 6 mai 2014, La Fédération Française de Rugby (FFR) lui refuse la possibilité de rejouer au rugby en France. raison invoquée : le règlement fédéral français interdit de ne jouer qu’avec un seul organe pair (œil, rein, membre,…) parce que le risque de perte du deuxième organe n’est pas « assuré ». (voir Eurosport-Rugbyrama). En clair on peut jouer privé de cœur ou de cerveau. Voire les deux. Mais pas avec un œil en moins.

Aucun club français, professionnel ou amateur  ne pourra accepter Florian Cazenave. Privé de licence. Condamné à ne plus jamais jouer. Du moins en France.

Orwell-like

« Le règlement de la FFR est très clair: quand on a perdu un organe bilatéral, il y a une contre-indication formelle à la pratique du rugby, déclarait alors le président du Comité médical, le Dr Jean-Claude Peyrin. Il  est donc impossible que Florian Cazenave rejoue en France, que ce soit en Top 14 ou en 4ème série, puisqu’il ne peut pas obtenir de licence. » C’est imparable. On dirait du Orwell.

Après de longs mois de rééducation Cazenave avait pourtant obtenu le feu vert de la médecine du travail. Le demi de mêlée avait aussi demandé à pouvoir utiliser des lunettes spéciales, actuellement testées sous contrôle de l’International Rugby Board, par certaines fédérations nationales volontaires. Mais sur avis du Comité médical, le bureau fédéral de la FFR a refusé l’expérimentation en France du dispositif.

Contraintes expérimentales

« Il y a une confusion autour de ces lunettes qui ne protègent pas en cas de traumatisme, explique le Dr Peyrin. Elles sont adaptées pour des enfants ou des gens qui ne peuvent pas utiliser de lentilles. De plus, si on s’engageait dans cette expérience, il aurait fallu l’accord de notre assureur, précise le Dr Peyrin. Or, tout litige lié à cette expérimentation devrait se régler, pour des raisons légales, devant les tribunaux anglais ce qui compliquait la chose. Enfin, les conditions de l’expérimentation étaient très contraignantes, avec des retours très réguliers à fournir, d’où notre avis défavorable ».

Il n’y aurait rien à ajouter sans les informations révélées par L’Equipe du 24 Juillet. L’Italie, le Pays de Galles, l’Irlande et l’Ecosse  ont accepté de tester le système des lunettes. La France continue de refuser. Aussi Florian Cazenave part-il jouer en Italie. A Reggio, un tout petit club de division 2 près de Parme. « J’ai un petit appartement qui m’attend à Reggio. Je n’ai pas de contrat pro. On m’a filé une voiture et un petit budget nourriture (…) Mais je positive, la ville est belle, je vais rejouer. Cela pourrait être pire ».

Avoir ses deux yeux

Sans la cécité de la FFR cela pourrait aussi être mieux. Qui est ici responsable ? L’assureur officiel de la FFR est la GMF. Qui a le droit pour lui ? La FFR peut-elle mépriser comme elle le fait la médecine du travail ? Cette grande famille peut-elle répudier ainsi ceux qui n’ont plus leurs deux yeux ? Qu’en dira Serge Simon, président de l’Union des joueurs de rugby professionnels ? Et Serge Blanco, dont le pouvoir va grandissant au sein des instances de la FFR ?

Faut-il d’ailleurs en rester dans l’entre-soi rugbystique ? Ne faudrait-il pas porter l’affaire sur la place publique ? Devant le Comité National d’Ethique ? Ou devant le Comité National Olympique, lui qui n’a de cesse d’enseigner que l’important est de participer ? Ce n’est pas un scandale. Juste une problématique éthique.

A demain

(1) On raconte que c’est Jean Dauger (1919-1999), célèbre joueur de l’après guerre devenu journaliste qui inventa l’expression. Elle désigne les dirigeants, occultes ou pas, de ce sport – qu’ils en portent un pas. (lire ici un texte de Robert Marty)

Une version de ce texte a été initialement publiée sur Slate.fr