Où l’on voit que ce procédé peut ne pas nuire à la réflexion. Et où l’on découvre tout l’intérêt de certains films et de certains textes de journaux imprimés sur du papier ou de sites d’information pure player qui, par définition, ne le sont pas.
Ce titre dans la page Rebonds du quotidien Libération : « ‘’Melancholia’’ ou le nouveau romantisme maniaco dépressif ». Une formule accrocheuse, énigmatique, pour un texte signé Philippe Lançon, journaliste et membre de la rédaction du même quotidien. Nous avons appris, au fil des années, à apprécier les textes de cet auteur qui vient de publier un premier livre (sous son nom) : Les Iles, éditions JC Lattès. Il fait partie de ceux qui possèdent, dit-on, une petite musique ; soit le fruit d’une vibration personnelle entrant en résonance avec celle du lecteur. C’e qui n’est pas incompatible –parfois- avec un tour de main agrémenté de quelques astuces pour séduire le chaland. D’autres évoquent, à son endroit, subtilité, élégance ainsi, faute de mieux, que l’antique et fameuse plume acérée.
De qui nous parle Lançon dans la page 24 du Libération du 16 septembre 2011 ? Pour l’essentiel de lui-même, bien évidemment. Cette fois sous le double masque des catastrophes naturelles et du romantisme ; en prenant comme symptôme éclairant Melancholia , film de Lars von Trier.
Nous savons certes que la mélancolie ne saurait en rien être confondue avec les troubles bipolaires, mais tel n’est pas ici le propos. Il s’agit d’associer (du moins si l’on entend bien la musique de l’auteur) une nouvelle forme, contemporaine, de romantisme à cette solide et bien méchante entité qu’est la maniaco-dépression. Une association que cristalliserait ce drame filmé venu en droite ligne du royaume du Danemark.
Le romantisme ? Il faut ici revenir aux sources lamartiniennes : « Il y a des sites, des climats, des saisons, des heures, des circonstances extérieures tellement en harmonie avec certaines impressions du cœur que la nature semble faire partie de l’âme et l’âme de la nature, et que, si vous séparez la scène du drame et le drame de la scène, la scène se décolore et le sentiment s’évanouit. » Qu’a-t-il bien pu se produire pour que l’on en vienne à de telles correspondances entre cœur et nature entre France et Allemagne, au beau milieu de notre XIXème siècle ? Dieu aurait-il ici une explication à nous fournir? Un détail à nous confier ? Et en quoi, depuis, le romantisme aurait-il changé ?
Pour Lançon le romantisme originel projetait l’âme dans la nature, ses paysages, ses lumières ; à moins que ce ne soit, précisément, l’inverse. Et celui d’aujourd’hui – le maniaco-dépressif – projette l’âme dans l’anéantissement ; à moins que ce ne soit l’inverse, précisément. Qu’importe. L’essentiel, du moins pour ce qui nous concerne, est que ce romantisme second « a retenu de la science que l’homme est responsable de tout, et de rien ». Mais surtout de tout. L’âme est toujours le miroir de la nature et la nature le miroir de l’homme. Mais l’homme a modifié la nature sans changer de miroir.
Tout est là ; à commencer par les controverses sanitaires infinies, quotidiennement exposées depuis des années par le truchement des médias; à commencer par ceux d’information générale. dans le désordre: la modification génétique des organismes végétaux, le réchauffement continuel de la planète et la fin des ours blancs, l’extinction de la biodiversité et l’émergence des maladies nouvelles, la vache folle et le sida. Jusqu’au tsunami et au météorite de Melancholia. Sans oublier ce boomerang qu’est, tout bien pesé par les Français, la constitutionnalisation du principe de précaution.
Tout est là ; à commencer par nos tentatives d’y voir chaque jour plus clair, de hiérarchiser les problématiques de santé publique, d’analyser les articulations entre la perception des (nouveaux) risques, leur évaluation (scientifique), leur gestion (politique). Et dans le paysage qui désormais est le nôtre Melancholia nous dit que tout cela est bien joli mais que tout cela est vain. Contrairement à toutes les probabilités statistiques un ersatz de planète va bel et bien détruire notre Terre. A moins que ce ne soit qu’un cauchemar ; mais un cauchemar collectif sidérant au terme duquel personne ne se réveillera.
Tout est là. Le rêve de l’Odyssée de Stanley (Kubrick) a désormais bien plus de dix ans d’âge. Le ciel ne nous parle toujours pas. Le monde n’est plus clos. Les espaces sont bel et bien infinis. Leur silence confine décidemment à l’éternité. Le Danube en trois temps n’est plus ni si beau, ni si bleu. Et nous ne serions pas effrayés ? C’est semble-t-il en substance ce que nous écrit Lançon, ce qu’il veut que nous comprenions faute de pouvoir en infléchir le cours.
Du temps du premier romantisme, l’homme n’était pas responsable de la nature : ils vibraient de conserve sans bien se connaître. Cela n’allait guère durer. « Le nouveau romantisme maniaco-dépressif arrive après plus d’un siècle de découvertes, d’expériences, d’explications, de saccages, assure Lançon. Ce n’est plus par le paysage, mais par le désastre que vit la contemplation. On en sait trop pour ce qu’on peut, du coup on enfle et puis on crève. Le lien entre le paysage ne s’établit que par la menace. Le nouveau pathos est un pathos à l’inquiétude surinformée. » Message à mander aux écoles de journalisme comme aux facultés de médecine.
On ajoutera ici un lien que ne fait pas Philippe Lançon. Un lien qui ajoute à la confusion, au désastre et aux épisodes dépressifs récurrents comme aux maniaques : la découverte par l’homme de l’unicité génétique du vivant. Un « langage » commun à tous. A,T,C,G qui brouillent et gomment les repères plus qu’ils n’aident à affermir les frontières. Bienvenue, donc, à Gataca.
On peut aussi élargir le propos; trouver d’autres parallèles. Nous avons tous appris à connaître l’existence et la dynamique des crises économiques et financières qui sévissent depuis quelques années à l’échelon planétaire. Et nous avons tous appris à faire avec les métaphores (généralement de tonalité sismique ou cardiovasculaire) que filent ceux en charge de nous éclairer sur l’évolution des santés boursières.
Sur le site d’information Slate.fr le chroniqueur Moisés Naím (traduit par Micha Cziffra) a choisi d’élargir la palette et de dépasser tremblement de terre ou collapsus. « La crise économique et financière n’en finit plus de se répandre dans le monde et de semer la panique sur les marchés, écrit-il. Les théories de la célèbre psychologue américaine Elisabeth Kübler-Ross, centrées à leur origine sur les tragédies individuelles, associées aux stratégies traditionnelles de lutte contre l’endettement, pourraient contribuer à élaborer une sortie de crise. »
Depuis les travaux de Mme Kübler-Ross les différentes étapes de ce domaine sont bien définies (elles valent pleinement pour les nouvelles pathologies transmissibles sévissant sur un mode épidémique). Le déni: «Non, il ne s’est rien passé». La rage: «Pourquoi moi?!». La négociation: «Que puis-je faire pour retarder l’inéluctable?» La dépression: «rien ne vaut plus la peine, c’est fini.» Et, enfin, l’acceptation: «Tout se passera bien, le monde ira de l’avant.». Voilà les cinq stades du deuil que traversent ceux qui savent leur fin proche ou qui apprennent la mort tragique d’un être cher.
« Plusieurs populations sont passées par ce processus de deuil: les Argentins (à plusieurs reprises), les Brésiliens, les Mexicains, les Russes et les Asiatiques. C’est maintenant au tour de l’Europe (et des Etats-Unis, mais c’est un autre sujet), ajoute Moisés Naím. Qui peut dire comment évolueront les bouleversements qui reconfigurent les économies européennes ou comment réagiront les marchés financiers et les gouvernements, pris dans leur spirale infinie d’actions-réactions? Les plus de 150 milliards d’euros d’aide débloquée pour sauver la Grèce n’ont guère renfloué le pays. En outre, des mesures d’austérité qui, jusqu’à récemment, paraissaient inimaginables, sont appliquées en Italie, en Espagne et dans d’autres Etats européens vulnérables. Mais rien ne semble fonctionner. »
Elaborer une sortie de crise? Faute de compétences on se gardera de tout commentaire. On complètera néanmoins le propos de Moisés Naím: la psychiatre Elisabeth Kübler-Ross (1926-2004) a été une pionnière de l’approche des « soins palliatifs » pour les personnes en fin de vie. Elle est aussi connue pour sa théorisation des différents stades par lesquels passe une personne qui apprend sa mort prochaine. Et peut-être n’est-il pas inutile de redire qu’elle s’est également intéressée aux expériences de mort imminente.
On peut, au choix, (re)lire Elisabeth Kübler-Ross. On peut aussi (re)voir Melancholia. On peut aussi se livrer aux deux exercices. Il n’est pas trop tard.