Comment la sublimation de la fonction intestinale se transforme en un succès mondial de librairie

Bonjour

« Cul par-dessus tête ». L’expression exprime assez bien ce qu’est en train de vivre le monde de l’édition  avec « Darm mit Charm ».Un ouvrage écrit par un futur médecin a-t-il jamais connu un tel succès international ? On joue ici dans la cour des grands Même le Dr Frédéric Saldman (« Prenez votre santé en main !» après « Le meilleur médicament c’est vous ») semble définitivement distancé.

 Tête de veau

Nous avions évoqué cet ouvrage avant l’été : « Intestins humains, passion allemande ». Soit un livre inattendu, déroutant, qui nous venait d’Allemagne. Son éditeur français, Actes Sud assurait qu’il s’était déjà vendu, outre-Rhin, «à plus d’un million d’exemplaires». Une auteure (Giulia Enders) qui était le charme même, vive, jeune, blonde, enjouée, bientôt docteure en médecine. Elle était la nouvelle star de la médecine et des médias allemands. Giulia Enders, 24 ans, nourrissait depuis longtemps un solide appétit pour les profondeurs intestinales humaines. Les siennes comme celles de ses prochains. Entendons-nous : un appétit sublimé, un appétit nourri de pédagogie, d’envie de faire comprendre pour mieux aider. L’inverse de l’horreur du Dr Knock et de ses gammes sur la chatouillis, le gratouillis et la tête de veau.

Journalisme et obésité

En Allemagne : Darm mit Charm. Dans l’espace francophone, cela a donné Le charme discret de l’intestin– clin d’œil au troublant chef-d’œuvre de Luis Buñuel millésimé 1972, Stéphane Audran et un repas sans cesse différé ? Il semble que non : plus simplement les hasards du journalisme et du savoir-faire de l’édition.

L’obésité, on le sait, menace le globe, et avec elle une épidémie d’anorexie-boulimie. Voilà qui peut justifier la passion contemporaine pour tout ce qui touche à la digestion et, au-delà, à l’ensemble des tissus et organes qui assurent cette fonction. Darm mit Charm s’emploie à nourrir cette passion. Il le fait en dépassant de beaucoup le seul organe qui en fait à la fois le titre et son charme. Que seraient les intestins sans ce qui les précède et les prolongent? Au-delà du titre, c’est du tout-digestif qu’il s’agit. Et, dans une démarche holistique, du contenant comme du contenu.

Tripes et boyaux

La future docteure Enders embrasse large, englobe le tube et sa fonction dans un grand voyage de la nourriture qui englobe les yeux, le nez, la bouche et le pharynx. Elle n’évite pas les sous-chapitres des vomissements (rendre tripes et boyaux) et des laxatifs. Et encore ne s’agit-il là que de la forme. Le cœur de ce propos digestif porte sur la «planète microbienne», la flore intestinale, les gènes de nos bactéries, les antibiotiques, les probiotiques et les prébiotiques.

Nous sommes sans doute encore bien loin d’avoir pris la mesure de ce qui se joue actuellement dans la découverte moléculaire de ces continents intestinaux, ce microbiote en cours de déchiffrement avec lequel nous vivons, le plus souvent, en symbiose. C’est là une forme de révolution copernicienne corporelle, le passage d’un univers clos (le cérébral) à une infinité de mondes possibles. La découverte, aussi, de nouveaux chemins qui conduisent de la tête au ventre et réciproquement. L’auteure en vient à anthropomorphiser ce sous-continent interne. Elle nous parle du sien et nous nous surprenons à penser au nôtre; et on le fait d’autant plus volontiers que le pli est vite pris de le considérer comme un second cerveau, en prise directe avec le cortex central, l’ordinateur neuronal intracrânien.

Transit (troubles du)

On en viendrait presque, au fil des pages, à redistribuer les places attribuées, depuis Vienne, au ça et au surmoi. Une longue analyse cérébro-digestive en somme, que rebattraient les cartes et les stades de l’oralité. La suite des mouvements tectoniques qui déplacèrent les centres de gravité depuis les humeurs jusqu’au au foie, puis du foie au cœur, et du cœur au cerveau. Giulia Enders témoigne dans le même temps de la puissance des apports de la génétique et de la microbiologie revisitée: nous ne vivons qu’en symbiose avec une gigantesque flore bactérienne qui se repaît de nous et que nous domestiquons (ou pas) tout au long de notre vie.

C’est une flore interne qui dit tout de nos embarras gastriques et de nos mille et un troubles du transit. Le parti pris de l’auteure est qu’il vaut mieux le savoir que faire semblant de l’ignorer. Cela se tient et c’est ainsi que tout fait ventre. Y compris la France et François Rabelasi. Au-delà du digestif, un véritable message géopolitique:

«Les humeurs moroses, la joie, le doute, le bien-être ou l’inquiétude ne sont pas le produit de notre seul crâneNous sommes des êtres de chair, avec des bras, des jambes, des organes sexuels, un cœur, des poumons et un intestin. L’intellectualisation de la science nous a longtemps empêchés de voir que notre « moi » était plus que notre seul cerveau. Pourquoi ne pas ajouter notre grain de sel aux paroles de Descartes et déclarer: « Je ressens, de sorte que je pense, donc je suis ».»

« Top ten » des Etats-Unis

Depuis l’été le succès n’a cessé d’enfler.  Les chiffres de vente en France de puis sa sortie en avril dernier : 300 000 exemplaires … en Allemagne : 1,5 million….  Un livre publié dans trente-quatre pays où il se situe entre la 1ère et la 10ème place des meilleures ventes…. Il vient d’entrer dans le « top 10 » des meilleures ventes aux Etats-Unis.

Comment les choses se sont-elles passées en France ? « D’emblée une grande curiosité pour le livre (la personnalité de l’auteure… le ton… l’objet … les dessins….) confie-t-on chez Actes Sud. Une vidéo et Slate.fr (1) puis  c’est la presse généraliste (L’Obs, L’Express, Libération, Le Figaro, Le Canard enchaîné, Version Femina, Psychologie Magazine, Glamour…) qui s’est emparé de ce livre ; puis un phénomène d’emballement…  Grande couverture dans tous types de médias : presse écrite (surtout nationale  – peu dans la presse régionale), radio, TV –  un sujet aux journaux de 20h de TF1 en plein été, idem sur France 2… ».

Grosses Têtes

Il faudra bien, un jour, reprendre tout cela et disséquer ce phénomène de contagion intestine. Il faudra aussi comprendre pourquoi la presse médicale a le plus souvent fait une allergie marquée. Pourquoi les médecins, auteurs de livres, ont boudé le livre quand les magazines grand public spécialisés (Santé magazine, Top santé…) s’y sont intéressés. Jusque, dit-on aux Grosses Têtes de RTL qui en parle régulièrement depuis quelques semaines sous forme de questions posées aux invités – ce qui alimente le buzz et ravit l’auteure et l’éditeur français.

Et ainsi, au final, cette morale qui veut que cette sublimation allemande de la fonction digestive soit portée par un immense bouche-à-oreille.

A demain

(1) Slate.froù l’on peut aussi découvrir une rencontre vidéo avec Giulia Enders réalisée par Michel Alberganti et Rachel Huet.

Cancer : Arc ou Ligue ? Ligue ou Arc ? A qui allez-vous donner votre argent cet automne ?

Forte épidémie automnale d’incitations médiatiques à la charité. En amont du Téléthon l’heure est au cancer. La Ligue  contre l’Arc. Comme il y a trente ans. Ou presque. 

Pleines pages des journaux papier. Flashes récurrents sur les ondes radiophoniques avec une large palette de vedettes médiatiques. La crise économique n’y fait rien. Bien au contraire. Notamment contre le cancer ; un front  sur lequel on  perçoit ici ou là les premiers glissements et craquements du système national de notre système de sécurité-solidarité sociale (1).

Craquements éthiques

Notre double confrère Jean-Daniel Flaysakier vient, sur son blog docteurjd, de décrire le premier, troublant et éclairant symptôme « Yondelis » du syndrome des craquements économiques et éthiques; voici  le reportage y afférent  http://youtu.be/19cZqOgSa4k.

La Fédération des Centres de lutte contre le cancer vient de lancer une alerte euphémisée : le projet de loi de financement de la sécurité sociale 2014  « prend peu en compte les principales évolutions de la prise en charge des patients ».

Il y a quelques jours Les Echos faisaient le décompte des Affections Longue Durée (ALD) tandis que Le Quotidien du Médecin rapportait l’analyse des services  l’Assurance Maladie visant à « mieux appréhender l’usage des ressources consacrées au système de santé ». Soit, écoutons-bien,  un travail effectué  non plus par type de soins (médicaux, infirmiers, médicaments, hôpital) mais par grande pathologie et processus (maladies chroniques versus épisodes de soins ponctuels). Soit encore, pour 2011 (hors établissements médico-sociaux et certains fonds et dotations forfaitaires) 146 milliards d’euros.

Maladies et milliards d’euros

A savoir : pathologies cardio-vasculaires : 14,7 milliards (dont maladies coronaires aiguës ou chroniques 4,4 milliards et AVC 3,7 milliards) ; diabète et autres facteurs de risque cardio-vasculaire : 15,7 milliards ; santé mentale : 22,6 milliards (pathologies psychiatriques ayant entraîné des hospitalisations, 14,1 milliards et  troubles entraînant une consommation régulière de médicaments psychotropes, 8,5 milliards). Viennent ensuite les cancers, pour 14,5 milliards. Les cancers du sein et du côlon représentent à eux seuls 19 et 10 % des dépenses liées aux cancers (2,7 et 1,5 milliards). Pour le reste 80 % de ces dépenses sont liées à des cancers en phase active et 20 % à des cancers « plus anciens ».

Et encore : les pathologies neurologiques dégénératives (6,1 milliards), l’asthme et la BPCO (3,8 milliards), l’insuffisance rénale chronique terminale (3,4 milliards), les maladies inflammatoires rares et l’infection par le VIH (4,5 milliards), les maladies du foie et du pancréas (1,3 milliard) et les autres ALD (3,7 milliards). (2)

Recherche de leviers d’action

L’assurance-maladie : « cette nouvelle analyse des coûts par pathologie invite à développer, dans le cadre de la stratégie nationale de santé, des objectifs de prévention, « tout particulièrement pour des pathologies pour lesquelles des leviers d’action existent » (cardio-vasculaire, diabète, asthme, cancer). Elle pose aussi le cadre préalable à « une étude approfondie des processus de soins », en permettant d’identifier « les marges de progrès et d’efficience ». Traduction : sur quoi et comment gratter ?

L’Arc en page 5 du Figaro

D’autres médias traitent aussi, aujourd’hui, des questions d’argent et de cancers. Mais c’est sous l’angle publicitaire (3). Ainsi Le Figaro daté du 24 octobre. Pleine page (la 5, très goûtée des publicitaires).

Page signée de la « Fondation Arc pour la recherche sur le cancer », la lointaine héritière de la trop célèbre ARC fondée par Jacques Crozemarie il y a cinquante ans. Slogan « Guérir 2 cancers sur 3, nous on y croit ». Est-ce dire que d’autres n’y croiraient pas ? Aujourd’hui c’est l’« immunothérapie » et « un vaccin contre le cancer du poumon ». L’Arc « soutient  le Dr Nathalie Chaput et ses équipes de Gustave Roussy » (on ne dit plus Institut mémoire-blog). Elle a « soutenu » à hauteur de 430 000 euros. Plus généralement l’Arc a « investi » 18, 4 millions d’euros dans 385 projets liés à l’immunothérapie et à l’immunologie. Plus généralement encore l’Arc est « dans tous les domaines et sur tous les fronts » de la lutte contre le cancer, de la prévention à la biologie moléculaire.

L’Arc est la 1ère fondation française 100% dédiée à la recherche sur le cancer. Et, on l’imagine, pas un centime d’euro qui ne vienne de la charité publique. C’est elle qui « identifie, sélectionne et met en œuvre les meilleurs projets de recherche ». On en arriverait à ce que demander ce qui se fait ailleurs, à l’Institut national du cancer (Inca) par exemple. Objectif : « guérir 2 cancers sur 3 d’ici 2025 ». Douze ans, douze ans seulement. Imaginons que l’objectif ne soit pas atteint. Dira-t-on que c’est parce que la charité des Français n’était pas au rendez-vous ? Ou que les Français ont préféré donner à la concurrence ?

Concurrences

Il faut aussi compter avec la Fondation pour la recherche médicale qui elle, soutient la recherche « dans tous les domaines dont le cancer mais aussi « maladie d’Alzheimer, maladies cardiovasculaires, maladies infectieuses, maladiés cardiovasculaires, leucémie, diabète, sclérose en plaques, maladie de Parkinson, maladies orphelines … » ;  et ce « avec la volonté de combattre toutes les maladies, toutes les souffrances ».

La Ligne nationale contre le cancer se bat elle aussi dans les médias. Depuis 1918. C’est « la première association de lutte contre la cancer en France ». Pour la Ligue « le plus important c’est la vie ». Environ 13 000 bénévoles, 350 collaborateurs et les « meilleurs chercheurs en cancérologie ».  Aujourd’hui 60% des cancers sont guéris et la Ligue veut aller plus loin encore. Sans objectif daté toutefois, mais en soulignant l’absolue transparence sur tous les contrôles financiers de ses ressources.  Réduction fiscale de 66% sur les dons.

Prise de parole médiatique sans précédent

Depuis le 22 octobre la Ligue se lance dans une « prise de parole médiatique  sans précédent sur la thématique des ‘’dédicaces conter le cancer’’ » (sic). En clair : « Pour mettre en lumière le combat des millions d’anonymes malades du cancer, anciens malades ou proches de malades, de très nombreuses personnalités du cinéma, de la télévision, de la radio, de la musique, du journalisme et des lettres ont apporté gracieusement leurs « dédicaces contre le cancer. Ces dédicaces s’exprimeront à travers plusieurs supports :

« En télévision » : diffusion de programmes-courts entre le 21 octobre et le 1er novembre sur M6. David Abiker, Nathalie Marquay-Pernaut, Stéphane Collaro, Ségolène de Margerie, Eric Abidal, Maryse Wolinski et Lorie ont accepté de parler sans détour de leur cancer ou celui de leur proche. Ces programmes d’une minute sont présentés par l’animateur Jérôme Anthony qui a également tourné un spot d’appel à dons dont la diffusion se fera après les programmes courts. »

« En presse » (resic) : Cette annonce sera diffusée (3) dans les principaux magazines et quotidiens nationaux entre fin octobre et mi-novembre : Télé Z, 20 Minutes, le Parisien-Aujourd’hui en France, le Nouvel Obs, L’Express, le Point, Version Femina, Marie France, Santé Mag, Femme actuelle, Paris Match,…

« Calendrier 2014 » : la Ligue profite de cette médiatisation pour mettre en vente son calendrier 2014 qui rassemble 12 dédicaces photographiques de grandes renommées (re re sic) : Nagui, Delphine Chanéac, Nelson Monfort, Cécile de Ménibus, Marco Prince, Frédérique Bel, Valérie Damidot, Vincent Cerutti, Jérôme Anthony, Valérie Bègue, Michel Cymes et Jean Rochefort ont accepté de poser sous l’objectif du célèbre photographe David Ken. Traditionnellement accompagnés de recettes de cuisines, les 12 personnalités apportent ainsi leurs dédicaces gourmandes contre la maladie avec des desserts du pâtissier Carl Marletti. Vendu au prix de 5€, les bénéfices permettront à la Ligue de financer ses actions. Le pâtissier et les personnalités ont, bien entendu, joué le jeu gracieusement. »

Nous entendons bien. Mais pourquoi ce « bien entendu » ?

(1) Sur ce sujet, un livre de chevet tonique et vivifiant : Tabuteau D. Démocratie sanitaire. Les nouveaux défis de la politique de santé. Editions Odile Jacob. Paris. 2013. (Préface éclairante de Jean-Jacques Dupeyroux )

(2) Dans le dernier numéro (octobre) du mensuel Médecine/Sciences le généticien Bertrand Jordan évalue à 200 000 euros le coût annuel des facteurs de coagulation nécessaires au traitement d’une personne hémophile. Et à plus d’un million d’euros le coût annuel du traitement par « Glybera » (société UniQure) d’une personne  souffrant de déficience en lipoprotéine lipase.  Jusqu’où et jusqu’à quand la solidarité nationale pourra-t-elle jouer ?

(3) Rien n’indique si ces publicités à visée caritative sont offertes par le « support » ou si elles sont payées par les associations reconnues d’utilité publique qui les signent. Si oui sont-elles ou non payées au prix fort ? Pourquoi les associations ne font-elles pas ici oeuvre de transparence ?